Autonomie, liens, exploitation

– Le concept de subsistance, que tu as évoqué, paraît clef. La société capitaliste, industrielle et naturaliste s’est fondée originellement sur une appropriation marchande de la terre. Les populations qui la travaillaient jusqu’alors en sont expulsées par la bourgeoisie et vont dans les villes former le prolétariat ouvrier. Coupées des moyens de leur subsistance, elles sont obligées de l’acheter (la nourriture, un toit…), donc de vendre leur force de travail sur le marché du travail.
Les travailleurs consomment de moins en moins ce qu’ils produisent et produisent de moins en moins ce qu’ils consomment. Et au passage, les « campagnes » deviennent lointaines, abstraites, des espaces productifs. Pour lutter aujourd’hui, faut-il repartir de la terre elle-même ?

– Il faudrait que soit enseignée dès la maternelle la façon dont est organisée la production chez nous, les rapports de domination qu’elle implique. Ce serait salutaire d’expliquer aux enfants de la bourgeoisie que la possibilité de se désintéresser des activités de subsistance repose sur l’existence d’un prolétariat qui s’en charge à notre place car sa survie en dépend. Dans la complexité du monde actuel, la plupart d’entre nous se retrouve alternativement dans la situation du bourgeois et du prolétaire, de celui qui profite de la force de travail des autres et de celui qui est contraint de vendre la sienne.
On éprouve quotidiennement, mais généralement sans les identifier comme tels, des affects bourgeois, par exemple quand le prolétaire, de l’autre côté de la relation de domination, ne se montre pas assez docile. On ne perçoit en tous cas pas spontanément que sortir de ces modes de relation implique de reprendre en main collectivement les activités de subsistance, à commencer par le travail de la terre, de tendre vers un mode d’organisation où la survie ne serait plus dépendante du marché du travail.

– Comment pourrait-on réintroduire des activités de subsistance dans la pratique et l’imaginaire collectifs ? Comment amorcer un « tournant subsistantialiste » ?

– Avant même la question matérielle, il y a un blocage idéologique. Nous avons grandi dans un monde où le concept de liberté, et donc celui de bonheur. sont associés à la délivrance matérielle. au loisir de se désintéresser tant des tâches liées à la subsistance
que des affaires politiques. Cela revient à dire que la liberté consiste à faire faire à d’autres ce qu’on n’a pas envie de faire soi-même.
Cette conception très particulière de la liberté, comme le montre Aurélien Berlan, trouve ses racines dans l’histoire du christianisme. La vie matérielle, le labeur, le travail de la terre sont présentes comme des souffrances qu’il faut surmonter en attendant la délivrance dans l’au-delà. Contrairement aux fêtes païennes ou à la ritualisation dans les collectifs animistes qui viennent enrichir et embellir les activités de subsistance, la liturgie chrétienne en est globalement séparée. On vit des moments d’extase le dimanche à l’église avant de retourner souffrir aux champs le reste de la semaine.
Le tournant subsistamialiste revient donc à considérer qu’être libre, ce n’est pas se passer de tout lien, de toute dépendance, mais au contraire reconnaitre ses attaches, les façonner, les chérir, faire en sorte qu’elles ne recèlent pas de rapport de domination.
Il s’agit finalement de renouer avec des conceptions de la liberté et du bonheur relativement classiques en dehors de la modernité occidentale.

Extrait d’un entretien entre Philippe Vion-Dury et Alessandro Pignocchi dans Socialter d’avril 2023.

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