Savoirs et pouvoirs

Des savoirs sont en fait produits par milliers à chaque instant, dans les universités, les laboratoires industriels, les bureaux de conseil aux entreprises, les administrations comme l’INSEE, les groupes professionnels, les économistes, les ONG, les associations de patients, etc. Ces savoirs sont éminemment différents, ils sont plus ou moins diffusés, appropriés, critiqués, invalidés ou acceptés, et leur trajectoires publiques sont diverses. Certains ont peu d’impact, d’autres deviennent des normes, des vérités acceptées comme telles – et ce sont ces savoirs particuliers que nous nommons les savoirs (qui sont devenus) légitimes. Non parce qu’ils auraient une légitimité en eux-même, mais tout simplement parce qu’ils sont souvent repris dans les médias et par les élites, qu’ils deviennent des évidences de masse.

Le monde a beaucoup changé depuis quatre décennies et, avec lui, les savoirs qui comptent. Les think tanks libéraux des années 1970, des instituts de réflexion créés à l’initiative du monde des affaires et des réseaux républicains, ont joué un rôle capital dans ces évolutions. Leur but a été de décoloniser le social du politique, de réduire la place de l’État providence et de promouvoir une active libéralisation économique. Un exemple en est la Heritage Foundation, fondée en 1971, qui joue un rôle décisif dans la formulation intellectuelle et politique du tournant reaganien et qui fait de la théologie néo-libérale le nouveau savoir, le savoir évident.
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La vision de la réalité qui domine depuis 30 ou 40 ans est souvent dite libérale, ou néo-libérale. Elle n’est pas d’un bloc mais s’organise autour de quelques convictions communes. Elle s’est imposée au long des années 1970 et 80, elle a été le fait d’intellectuels (comme Hayek) mais surtout d’un monde des affaires terrifié par la situation de la fin des années 1960 et les années70 : difficultés à contrôler les mondes ouvriers, aussi bien chez Fiat que chez General Motors ; à faire avec le refus des guerres post-coloniales (Vietnam notamment), notamment parmi les élites (dans les universités du Nord) ; à gérer la critique des dégâts environnementaux et sanitaires du progrès technique-industriel ; à contenir la contestation des pays du Sud, des non-alignés, etc.

Le résultat fut un retour militant au libéralisme économique et à l’individu seul responsable de sa vie, à l’effacement de la question sociale, du droit du travail, des règles de l’État providence – et à terme à la marginalisation radicale du politique comme lieu de discussion et décision.

Extraits d’un entretien avec Dominique Pestre dans le journal Les Zindigné(e)s de mars 2015.

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