Remplacer la lutte des classes par la lutte des races

Pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, il faut admettre que la montée de l’intégrisme national et celle de l’intégrisme religieux sont les deux faces d’une même force centrifuge qui délite le corps social. Ajoutons que celle-ci trouve une bonne part de sa dynamique dans le développement de la précarisation liée au management néolibéral – qui a pour but d’isoler les travailleurs et de les empêcher de faire valoir collectivement leurs droits dans la lutte des classes.
Cela déconstruit le schème de vision sociale des difficultés rencontrées par les individus en le rendant inopérant en pratique dans la vie professionnelle. Pour faire court, on peut résumer la situation des Français au travail de la façon suivante : elle est de plus en plus vécue dans le sentiment que le travail est soit un lieu de concurrence de tous contre tous, soit ce dont on est exclu. C’est de moins en moins une activité dans laquelle l’individu œuvre pour apporter sa contribution à la société.
Dans une telle situation, il est difficile de mener des luttes collectives, et donc de se donner des sentiments d’appartenance à un groupe autre que le sentiment national. Ce sentiment devient excluant lorsque la précarité, ajoutée à la pression du discours du clergé politico-médiatique, substitue jusqu’à la nausée le regard raciste au regard social en mettant au centre de tous les débats la question de l’immigration, finalement très secondaire au regard du chômage, de la précarité, de la pollution, de la destruction des droits sociaux, tel que le droit à la retraite ou à la santé, etc.
Dans ce cadre, il n’y a rien d’étonnant à ce que les dominés parmi les dominés, à savoir la fraction la plus précaire de ceux qu’on appelle à tort des immigrés, puisque la plupart d’entre eux sont nés en France, adoptent le schème de division dominant de la société et l’adaptent à leur vécu. En effet, dans leurs rapports avec la police et plus généralement avec les services publics, dans leur rapport au travail, l’expérience quotidienne de l’exclusion leur montre qu’ils ne sont pas français comme les autres. Ils doivent sans cesse montrer qu’ils « méritent » leur nationalité, donner des gages et rassurer. C’est par exemple le fait d’être soumis a des contrôles d’identité au faciès en permanence, ou d’avoir à manifester « en tant que musulman » sa réprobation lorsqu’il y a des attentats. Tout cela les oblige à se positionner « en tant que musulmans », même lorsqu’ils ne le sont pas, et non « en tant que Français ». Ce sont des démarches visant à faire sentir à ceux qui en sont l’objet qu’ils ne sont pas français de plein droit. C’est une façon de les soumettre en permanence au devoir de justifier leur présence en France et montrer patte blanche.
Face à cette exclusion de fait, ceux qui sont considérés éternellement comme des Français de second rang n’ont que le choix entre la soumission, qui s’exprime par l’hypercorrection, ou la révolte. Dans le second cas, comme le montre le sociologue Abdelmalek Sayad dans « La Double Absence », ils adoptent un comportement typique des dominés en revendiquant ce qui les stigmatise, c’est-à-dire en reprenant à leur compte la manière dont ils sont nommés. C’est ainsi que l’exclusion dont ils sont victimes les amène à se revendiquer d’une autre communauté que la communauté nationale. Les belles âmes qui exhortent le plus le reste de la population à les rejeter ont alors beau jeu d’inverser l’ordre des causes en affirmant que ces Français « ne veulent pas s’intégrer ».

Extrait d’un article de Laurent Paillard publié dans Les Zindigné(e)s de février 2016.

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