Régression numérique

Quelle est cette quantité abstraite sur les « réseaux sociaux » ? Le nombre de « réactions ». Peu importe en effet qu’elles soient pâmées ou haineuses, lapidaires ou argumentées, qu’elles s’expriment après une lecture attentive ou non… Le nombre de ces manifestations digitales compte beaucoup plus que la nature des rapports humains qu’elles impliquent.

De plus, cette quantité abstraite est maximisée par un tri algorithmique. Autrement dit, si votre message ne fait pas réagir en masse, et assez vite (le flux éternellement renouvelé n’attend pas), il risque de passer à la trappe. Logique renforcée par l’invisibilisation automatique de contenus sur des critères idéologiques, des caractéristiques qui finissent par rendre inopérantes les tactiques de lutte « depuis l’intérieur » des réseaux pour prêcher la bonne parole : piège dans lequel nous sommes trop nombreux à tomber.

Voilà déjà ce que signifie « numérisation » : un changement de nature, le renforcement de la logique quantitative, la constitution d’un « monde dominé par le Nombre », comme dirait Georges Bernanos.

À cette loi du nombre maximum de « réactions », les gros « réseaux sociaux » adjoignent encore des règles léonines, obscures et rétroactives, qui érigent en droits quasi-naturels : le viol de confidentialité, l’espionnage des comportements en ligne, l’enregistrement d’informations personnelles, le fichage des internautes, le vol et le recel de « données » ou de productions numériques appartenant aux usagers.

Un phénomène qui soulèverait sûrement plus d’opposition pour un service de messagerie physique. Ainsi que le résume Chavalarias, tout se passe comme si « La Poste vous disait : Je peux lire votre courrier, je peux l’ouvrir, je peux le modifier, décider de le distribuer ou pas, et tout le contenu des lettres que vous recevez ou que vous envoyez, j’ai un droit exclusif de l’utiliser comme je veux. »

Mais il y a plus. Ces principes de fonctionnement, comme l’utilisation massive des « réseaux », bouleversent nos rapports au monde, aux autres et à l’existence. Depuis l’internaute lambda cherchant à exister sur la toile, jusqu’aux communicants professionnels (journalistes inclus) déchiffrant les nouveautés algorithmiques par souci d’audimat, tout le monde est devenu « producteur de contenus » dans la prédatrice économie de l’attention numérique.

À quel mouvement de fond assiste-t-on ? Le texte n’en finit plus de céder la place à l’image. Or, comme la pensée s’incarne avant tout dans le verbe, les représentations collectives deviennent de plus en plus schématiques. L’image, elle-même, est de plus en plus dynamique, multimédia. Les messages sont de plus en plus brefs, à mesure que le rythme de production-publication accélère. Las, la concurrence grandissante pour le temps de cerveau des influençables mène fatalement à une surproduction accrue de messages : il faut publier plus, plus vite… C’est-à-dire, au fond, publier n’importe quoi, pour occuper le cyberespace.
Dans ces conditions, qui rencontre trop peu d’opposition politique notoire, les logiciels de génération automatique (la fameuse « intelligence artificielle », ou « IA ») de textes, d’images et/ou de sons, ne pas sont seulement une potentielle dérive : ils sont la suite logique et nécessaire du productivisme.

Extrait d’un article du journal Le chiffon de mars 2025.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *