Lecture : numérique vs papier

Il y a cette doxa : la technologie est neutre. Elle n’est là que pour nous faciliter la vie. Or il est évident que les objets qui nous entourent, et les rapports de production qu’ils induisent, restructurent en profondeur les sociétés et nos existences. Matérialité et textualité (la manière dont est appréhendé et organisé le texte) sont étroitement liés.

On a beaucoup entendu « Ce qui est important, c’est le contenu et pas le contenant. McLuhan, à priori plutôt favorable à ces changements, a pourtant très bien senti les choses dès les années 1960. Selon lui, ce ne sont pas les concepts développés par les médias qui importent, mais les médias en eux-mêmes. La manière dont ces concepts sont diffusés et partagés. Indépendamment de son « contenu », c’est l’existence même du livre en tant que tel, qui induit un certain rapport au texte. Il entraîne un type de lecture: continue, profonde, linéaire, avec un fil conducteur, et nécessite que le lecteur suive la pensée d’un auteur, qu’il lui fasse, à un moment donné, confiance.
Le temps de la lecture est un temps suspendu où l’on s’extrait des sollicitations extérieures, de plus en plus invasives et distrayantes. Il permet de construire une pensée, de s’abandonner à des formes de contemplation, et de développer une intériorité que les médias numériques cherchent sans cesse à détruire.

La principale ressource de la nouvelle économie est notre attention. Partout sont mis en place un tas de dispositifs censés nous accaparer. L’enjeu des industriels du numérique est de faire rentrer le livre dans ces flux et de l’y dissoudre. Comme le réclame, par exemple, l’écrivain François Bon qui a pu affirmer que dans le processus de dématérialisation, il fallait pousser jusqu’à faire disparaître le nom même de « livre ». Il a quelque part raison.
En effet, le livre numérique dans sa forme hypermédia (avec des sons, vidéos, images, hyper- 1iens…), qui dépasse la seule reproduction homothétique de la page, n’a plus grand-chose à voir avec ce que nous entendions jusque-là par livre. La lecture continue et profonde y est rendue extrêmement difficile. Car l’écran est un écosystème de technologies d’interruption qui font que l’on a du mal à se concentrer. Si le livre apaise, l’écran excite et nous surcharge cognitivement : la masse infinie de contenus et la difficulté à se repérer font que l’on a du mal à fixer son attention. Ceci est symptomatique d’un nouveau type de personnalités : des gens agités et réceptifs à tout ce qu’on peut leur proposer, des consommateurs de connexions diverses non disposés a s’impliquer là où ils sont. Perpétuellement ouverts à tout ce qu’on leur propose, mais inaptes à développer un rapport apaisé aux autres et au monde.

Extrait d’un entretien de Cédric Biagini par Sébastien Navarro dans le journal CQFD de septembre 2016

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