L’impertinence des journalistes politiques

Le 15 mars, la ministre de l’Éducation nationale, Nicole Belloubet, est l’invitée de la matinale de France Info. Alors que l’instauration de groupes de niveau suscite l’opposition résolue des enseignants et des parents d’élèves et qu’une mobilisation historique se déploie depuis un mois en Seine-Saint-Denis pour réclamer un « plan d’urgence » en faveur des établissements scolaires de ce département sinistré, le plus pauvre de la France métropolitaine, les « actualités » ne font pas défaut. Mais les journalistes politiques du service public ont une autre préoccupation. En l’occurrence, monter en épingle une rivalité ou des divergences supposées entre la ministre et Gabriel Attal… lesquels s’accordent pourtant sur l’essentiel. « Nicole Belloubet, avez-vous été mise sous tutelle ? » En lieu et place des questions de fond, cette interrogation journalistico-journalistique polarise une grande partie de l’interview. Les matinaliers pensent ainsi jouer la carte de 1′ « impertinence », vertu dont aiment à se parer les « grands » intervieweurs. Une sorte d’ersatz d’indépendance, la seule, peut-être, à laquelle peut prétendre un journaliste politique qui ne connaît des dossiers qu’il traite que les éléments de langage dans lesquels il baigne. Cette forme de fausse insolence, qui titille les politiques par où ils le veulent bien, fait finalement parfaitement partie du jeu : on chatouillera la ministre sur son éventuelle « mise sous tutelle », mais elle pourra assurer fermement qu’ « il n’est pas pensable que la science ne soit pas respectée sur ce qu’elle nous dit » sans qu’on l’interroge sur tout le mal que la « science » – en l’occurrence la recherche en sciences de l’éducation, dans un solide consensus – dit par exemple des « groupes de niveau » tels qu’elle s’apprête à les mettre en place. Rien que d’ordinaire…

Haut-lieu du théâtre médiatico-politique, la matinale entretient le spectacle et ses metteurs en scène réalisent ce qu’ils savent faire de mieux : restreindre le périmètre de l’information aux prétendues bisbilles qui agitent les cercles de pouvoir et aligner leur agenda sur la communication gouvernementale. Les personnels de l’Éducation et leurs élèves ont beau être les acteurs les plus directement concernés, leur mobilisation est frappée d’une double invisibilisation : eux-mêmes exclus de la matinale – et de l’exposition médiatique qui va avec -, leur appréciation des « réformes » en cours et leurs revendications ne sont pas même rapportées. Aucune voix au chapitre.

Début de l’édito du magazine trimestriel Médiacritiques d’avril 2024, édité par l’association Acrimed.

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