L’impasse de l’agro-industrie

Prenez le fameux Rapport sur les obstacles à l’expansion économique, remis au Premier ministre en 1960.
Pour les bureaucrates d’alors, conduits par Jacques Rueff et Louis Armand, la paysannerie fait précisément partie de ces odieux obstacles à abattre : « Le retard de développement dans l’agriculture freine indirectement l’expansion de l’industrie et du commerce », se lamentent-ils. Les fermes sont trop petites, les travailleurs trop nombreux dans les champs. Pour permettre le plein développement des forces productives, l’exploitation optimale des ressources et l’augmentation du niveau de vie, il faut parachever « le passage de l’état rural à la civilisation industrielle et urbaine ». Agrandir et mécaniser les exploitations. Rationaliser l’organisation du travail. Reconvertir la main-d’œuvre retardataire, la pousser à la mobilité, former la jeunesse des campagnes « à des métiers autres que celui de la terre » pour la déraciner. Corriger les « comportements indifférents ou hostiles au changement » au sein de la population, notamment l’attachement au terroir de ces péquenots arc-boutés sur leurs lopins de terre. Les culs-terreux archaïques, inefficaces, incapables de s’adapter a la modernisation, sont priés de disparaître : telle est la sentence du Progrès.

Depuis 1945, les Plans successifs, qui ont toujours eu pour objectif « d’obtenir la croissance la plus élevée possible », n’ont cessé de le marteler : l’agriculture doit s’industrialiser, la production augmenter pour alimenter le commerce international, avec toujours moins de main-d’œuvre. « Le principal moyen d’y parvenir est la mécanisation, avec ses avantages de rapidité du travail, d’économie d’hommes, de terrains et de frais culturaux », lit-on déjà dans le premier Plan de modernisation et d’équipement de 1946-1947. Mécanisation qui exige la concentration des terres, le remembrement. Le plan Marshall permet d`accélérer notre américanisation : alors qu’il n’y avait qu’un tracteur pour 200 agriculteurs avant la guerre, le parc explose. Les exploitants s’équipent et s’endettent, se forment aux nouvelles pratiques. Les engrais et traitements chimiques se répandent. Les productions se spécialisent, et se standardisent, avec la sélection de végétaux et d’animaux performants, du mais hybride aux Golden insipides en passant par les vaches hollandaises. Les rendements augmentent. L’exode rural s’aggrave.

Et rien ne doit arrêter cette fuite en avant. « La seule voie ouverte est celle de la recherche de la plus haute productivité qui commande la compétitivité de notre économie agricole », assènent les technocrates. Il n`y a pas d’alternative au remplacement des paysans par la machine et la chimie. « Tout arrêt ou freinage de l’expansion, c’est-a-dire de l’intensification rationnelle de la production, condamnerait, en effet, à la stagnation » puisque l’agriculture est désormais intégrée « dans le mouvement du monde moderne » et dans le marché commun, la course à la productivité ne peut être remise en cause. Le « processus de modernisation accéléré » engagé depuis 1945 ne doit pas avoir de fin : il en va de la puissance de la France, de sa place dans la concurrence internationale. La paysannerie, c’est le sous-développement, place à l’agro-industrie.

Extrait d’un article de Pierre Thiesset dans le journal La Décroissance de mars 2024.

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