L’étatisation de la sécu

J’ai récemment rencontré Pierre Caillaud-Croizat, le petit-fils d’Ambroise Croizat. Ce dernier, entré en usine à 13 ans, infatigable syndicaliste, est devenu ministre communiste du Travail et a mis en place le régime général de la Sécurité sociale en 1945. Pour cela, il a profondément transformé les « assurances sociales » de l’avant-guerre qui ne protégeaient en rien les ouvriers. Pierre Caillaud rappelle en effet que « les conditions de vie populaires étaient alors proches de celles décrites par Zola. L’exploitation était féroce et le salaire du chef de famille couvrait tout juste les besoins de base. Lorsque le chômage ou la maladie frappait, c’était la misère assurée ».
Mais la Sécu « à la Croizat » ne fut pas affaire que de « répartition ». Pour répartir, il faut produire. Et Croizat donnait, via la Sécu, le pouvoir de décider de la production aux travailleurs. Il était donc essentiel que « les caisses de Sécu soient abondées par une part du salaire : la cotisation sociale », pour qu’il soit légitime que « les travailleurs, via leurs organisations, les gèrent ». Ainsi, après la tenue d’élections aux caisses de Sécu en 1945, les organisations syndicales se partageaient les trois quarts des sièges d’administrateurs.
Pour bâtir cet édifice, pas question « d’expérimentations locales ». Mais la loi. Celle-ci n’aurait jamais suffi à elle seule. C’est pourquoi, ancien dirigeant de la CGT – 5 millions de militants à l’époque -, Croizat disait aux travailleurs : « j’ai besoin de vos bras, rien ne se fera sans vous ». Son petit-fils rappelle : « Dans un pays ruiné, ce sont eux qui vont parfois construire – gratuitement, après leurs 50 heures de boulot – les bâtiments des futures caisses de Sécu. Eux, qui vont se former, toujours après le boulot, apprendre à devenir administrateurs. »
C’est cet engagement collectif qui explique que la Sécu a commencé à fonctionner en un peu plus d’un an seulement, alors qu’il en fallut huit pour la Sécu étatique anglaise (celle de Lord Beveridge).
Les syndicalistes d’alors se sont bientôt trouvés à la tête d’un budget total plus important que le budget de l’État. Et ont pu décider de la production de biens et services fondamentaux, notamment médicaux, une urgence étant donné l’état sanitaire du pays. Très vite,
« la situation du monde ouvrier va s’améliorer, avec une hausse de l’espérance de vie, un recul de la mortalité infantile », souligne Pierre Caillaud. Non pas grâce à la seule croissance économique – alors compréhensible dans un pays ruiné par la guerre – mais grâce à
une démocratie sociale pratiquée à une très large échelle qui garantit « la production de biens communs ». Malgré l’hostilité sur le terrain des patrons et des hauts fonctionnaires, bien décidés à faire capoter la Sécu aux mains des travailleurs. Manquerait plus que le peuple devienne maître de son destin économique !
Après des décennies d’étatisation « et de gauche et de droite » de la Sécu, ce rappel historique est d’une grande cruauté pour la société française d’aujourd’hui. Ravagée, toujours selon Pierre Caillaud, resté militant CGT, « par l’individualisme, le consumérisme, l’effacement du bien commun », presque plus personne n’y revendique une gestion populaire de la Sécu.

Extrait d’un article de Denis Baba dans le journal La Décroissance de mars 2023.

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