Pourquoi vous devriez vous informer autrement ? La réponse dans cette vidéo.
Les racines du vote RN
Fakir : Je voudrais commencer avec un exemple que vous donnez dans votre livre, Ceux qui restent. C’est celui de Ludovic, la trentaine il me semble, ouvrier intérimaire, qui explique qu’il ne peut « pas blairer les racistes », tout en votant Marine Le Pen. Cela semble contre-intuitif…
Benoît Coquard : Ludovic me fait cette confidence à moi, car il sait que je suis de gauche, que je viens du coin, que je vis là : je n’ai pas pour lui la figure classique du sociologue. Mais il n’ira pas forcément le dire aux copains. Dans les coins sur lesquels je travaille, certains affichent un racisme ouvert, frontal, d’autres n’osent pas afficher leur antiracisme. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il ne s’agit pas là d’un racisme théorique,
qui fait une différenciation entre de supposées « races », mais une manière de mettre d’autres personnes à distance d’eux-mêmes. Celles qui touchent trop d’allocs par exemple. Dans ce Grand-Est ouvrier, il y a beaucoup de gens de la 2e, 3e génération maghrébine qui sont intégrés aux groupes d’amis. Il y a un autre exemple que je donne dans le livre, celui d’Émilien, qui dans sa bande de copains est entouré de gens racisés, mais qui se définit pourtant lui-même 100 % RN. Il a parfois des accents racistes, mais en même temps il est tout le temps là à défendre ses copains, dans l’équipe de foot par exemple s’ils se font insulter, ne rechignant pas au coup-de-poing. C’est paradoxal, oui, mais beaucoup de gens n’osent pas contredire des leaders d’opinion qui lâchent des réflexions racistes, qui ne sont pas des militants RN, mais plutôt les grandes gueules, les gros poissons dans la petite mare. Il est vraiment compliqué de s’opposer, de sortir de ce cadre, du moule ambiant. On n’entend pas les voix dissidentes, les contre-voix, alors qu’elles sont très nombreuses.
Dès qu’on voit les gens en face-à-face, dès qu’on parle aux femmes, par exemple, on voit que les choses sont beaucoup plus complexes.Fakir : Ça redéfinit le racisme tel qu’on l’entend habituellement, ou tel qu’il est interrogé par les sondages : c’est davantage une définition du « nous » vis-à-vis « d’autres », plutôt que le rejet d’un groupe.
Benoît Coquard : C’est très juste, et c’est l’exemple parfait. C’est le « Nous » et le « Eux », avec un Nous qui s’assure d’avoir toujours plus bas que lui, socialement : Eux. Qu’ils ne seront pas les derniers de cordée, la minorité
du pire désignée par les médias – les immigrés la plupart du temps. C’est important : c’est ce qui permet au RN de déconstruire complètement le vote de classe, de l’anéantir au profit d’une division entre classes populaires racisées et classes populaires « blanches ». Le RN essentialise bien entendu les débats et les populations – c’est beaucoup plus concret, beaucoup plus parlant – mais ce qui domine chez les gens, c’est la volonté de mettre à distance et de stigmatiser ceux qui sont socialement moins bien classés qu’eux : les « cas soc’ « , y compris les Blancs, sont à leur manière racialisés, identifiés par leurs cheveux, leur manière de se tenir, leur attitude corporelle. On les moque et on se démarque d’eux, on se définit par l’inverse pour se construire une respectabilité.
Du coup, il est difficile ensuite de dire qu’on dépend de l’État social…
Pourtant, une majorité des classes populaires bénéficient bel et bien de mesures redistributives, quand je les questionne… mais tout le monde s’en défend : « L’autre à côté touche encore plus », « Y a pire que moi » ! Plus on définit précisément le « Nous » contre « Eux », les « cas soc’ « , et plus ça fonctionne, et c’est ce que fait le RN. Ça fonctionne parce que face à ça, on n’oppose plus de vision de gauche conflictuelle du monde. Cette bataille culturelle a été gagnée par ce camp-là. D’autant plus qu’on entend le même refrain tout le temps à la télé : alors, puisque la télé dit la même chose que moi…
Début d’un entretien de Benoît Coquard dans le journal Fakir de novembre 2024.