Pourquoi vous devriez vous informer autrement ? La réponse dans cette vidéo.
Les liens plutôt que les biens
Dominique Bourg : C’est la clé de tout en matière d’écologie. Si la planète devient de moins en moins habitable pour notre espèce, c’est que nous sommes sur une industrie du petit gadget obsolescent, sans grand intérêt, avec une Terre transformée en atelier géant. Donc, effectivement, une société qui s’écologiserait, c’est forcément une société qui va privilégier les liens plutôt que les biens, une société où les activités de production et leurs volumes, et leurs transports, baissent, drastiquement même dans un premier temps.
On sort de la société de consommation. Ce n’est pas rien. La consommation avait (j’en parle au passé) une fonction spirituelle, elle donnait un sens à notre existence, et à l’histoire, à la société. A travers la consommation, on se réalisait. Cette magie jouait à plein durant les années 1960, mais elle s’est assez vite effritée. Dès les années 1970, apparaît une contestation de ce culte.
Et aujourd’hui, dans nos pays, ça ne marche plus : lors des « focus groups », lorsqu’on invite des gens lambda pour discuter d’un nouveau produit, toute fascination a disparu. J’ai rencontré des professionnels de ces analyses marketing, qui m’en ont témoigné : « La magie, c’est fini. Complètement fini. » Mais même l’Inde ou la Chine, à la limite, ils n’auront jamais connu cette magie de la consommation. Parce que, d’emblée, elle est associée à la destruction très visible de l’environnement. Ils savent. C’est sans innocence, habité par une culpabilité.François Ruffin : Et comme la magie est morte, le système jette toutes ses forces pour que l’idéologie survive ? Avec des écrans publicitaires partout ? Des chaînes de télé gorgées de pubs ?
Dominique Bourg : On met un fric monstre pour continuer à vendre n’importe quoi. Sinon, si toutes les conneries ne se vendent plus, le système est foutu.
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Cet imaginaire de la consommation, ses fondements sont très anciens. Je fais un peu de philo, en deux minutes…
Que se passe-t-il à la fin du XVIe siècle ? La conception de la nature va être chamboulée par les élites savantes européennes, anglaises au premier chef, les Copernic, Galilée, Bacon, Descartes, Newton, etc.
On va considérer que le monde, la Nature, n’est qu’un agrégat de particules purement matérielles. C’était un changement énorme. Et que ces particules sont reliées entre elles, pensait-on, par une seule loi, tout d’abord celle du mouvement selon Galilée, puis la gravitation universelle de Newton. Toute la nature devient donc mécanique. Jusqu’aux animaux-machines de Descartes.L’impact des idées, leur diffusion, leur influence, c’est très lent. Mais les traités de zootechnie, qui sont publiés au XIXe siècle, c’est le fruit de ce paradigme.
L’élevage industriel d’aujourd’hui, les vaches hublots, c’est le résultat de ça. Ça, c’est l’histoire profonde des idées.Et l’homme dans tout ça ? Eh bien, lui, nous, il allait de soi que nous n’étions pas que mécaniques. Les hommes ont une intériorité, ils sont capables de penser, de promettre, ils se projettent dans le temps, etc. Les êtres humains se retrouvent seuls à penser dans cet univers homogène et strictement mécanique. Donc, il en a découlé que l’Humanité était étrangère à la nature.
Et comme par hasard, en ce XVIIe siècle fort mystique, cette idée purement scientifique venait recouvrer un vieux fond biblique, en tout cas la manière dont on interprétait la Genèse : « Vous êtes les seuls à avoir été créés à l’image et à la ressemblance de Dieu, donc vous êtes appelés à dominer tout ce qui vit sur Terre. »En d’autres termes, la science naissante et l’héritage religieux convergeaient : l’espèce humaine échappait à la Nature. C’est fort !
A partir de ce moment-là, c’est quoi le progrès ? Le progrès devient un arrachement à la nature. Par le travail. Le donné naturel n’a aucune valeur, il ne vaut que pour autant qu’on le
transforme, qu’on fabrique des biens, qui peuvent se vendre sur un marché. Et en même temps, adviennent les guerres de religion, qui ont traumatisé l’Europe.La finalité ne peut plus être le salut de l’âme, on s’est entretués pour ça, les églises se divisent sur les voies du Seigneur et du salut, ça ne fonctionne plus, cet au-delà. Et les philosophes du contrat viennent remplir ce creux : finalement, il n’y a pas de finalité commune qui s’impose dans une société, il n’y a d’ailleurs pas même de société à l’origine, et le seul but qui demeure, c’est : accumuler des biens, en jouir dans la paix.
Extraits d’un entretien entre François Ruffin et Dominique Bourg dans le journal Fakir de février 2020.