Le progrès et le travail modernisé

« La médecine du travail, nous-mêmes, on conseille aux gars de rien leur dire, me raconte un syndicaliste Goodyear-Dunlop.
– Pourquoi ?
– Eh bien, s’il leur dit qu’il souffre du dos, ou de n’importe où, le médecin il fait quoi ? Il recommande un poste adapté. C’est son boulot. Le gars revient avec son papier, sauf que la direction répond : « Des postes adaptés, il n’y en a plus… » Et du coup, ils le licencient pour inaptitude. On en a au moins un ou deux par mois, des comme ça. C’est la double peine : le boulot les fait souffrir, et on les vire à cause de ça. Faut souffrir en silence. Moi, je me suis fait opérer quatre fois du dos, mais je ne le dis pas.
– Moi, j’attends la retraite pour passer sur le billard. »
Je n’ai recueilli que ça, comme témoignages, durant le conflit sur les retraites : des dos, des épaules, des vertèbres, des hanches usées. C’est une épidémie.

Est-ce que le terrain me mentait ? Ce matin, à ma permanence, j’organisais une table ronde là-dessus, avec des Auchan, Airbus, Verrescence, Sanef. L’inspection du travail m’a fait parvenir une statistique : entre 2017 et 2020, le taux d’inaptitude est passé de 4 à 6 pour mille. Plus 5O %, en trois ans. À cause, à la fois, d’un travail qui s’est durci. Et d’une facilité juridique, aussi, pour les entreprises, grâce aux ordonnances Macron, aux lois El Khomri. J’ai souvent cité une note de la Dares, du ministère du Travail. En 1984, 12 % des salariés subissaient une triple contrainte physique : se baisser, porter des charges, répéter le même geste, etc. On pourrait croire que, avec quarante années de numérique, d’informatique, de mécanique, tout cela s’est allégé ? C’est la start-up nation, non ? Eh bien, au contraire : de 12 %, ce taux est passé à 34 %. Il a presque triplé. Et il s’élève à 60 % chez les ouvriers (contre 23 % auparavant).

C’était contre-intuitif, ça ne collait pas au « progrès ». Même moi, j’étais surpris. Mais pas Christine Erhel, économiste : « Tous les chercheurs, tous les sociologues du travail le savent, le disent : le travail s’est intensifié, des centres d’appels aux ateliers de logistique, on ne laisse plus les salariés respirer ».
C’est l’autre statistique. En 1984, 6 % des salariés subissaient une triple contrainte psychique (mener plusieurs tâches en même temps, etc.) C’est désormais 35 %.
« Avant, compare un délégué Airbus, les maladies, ça venait vers 50-55 ans. Maintenant, c’est descendu à 40-45. Et on a Dédé, 31 ans, il a les épaules flinguées, il est foutu. Aujourd’hui, tout est optimisé, sa perceuse pend devant lui, il ne perd plus une seconde. Mais résultat, il n’y a plus aucun temps de relâchement. – C’est pareil pour nous, enchaîne un délégué d’Auchan : il n’y a plus de temps mort. » […]

Ces épaules, vertèbres, en miettes, c’est très concret. Mais c’est, aussi une métaphore : celle du travail écrasé. Écrasé depuis quarante ans. Et Macron, bien sûr, ne résoudra rien de tout ça. La crise du travail va empirer encore, souterraine, explosive. C’est à nous de libérer le travail. Une gauche populaire, c’est une gauche du travail. Qui énonce simplement : les Français, les habitants de ce pays, doivent vivre de leur travail. Pas en survivre, en vivre bien. Et bien le vivre, aussi. Qui rappelle qu’après l’effort vient le réconfort : les week-ends vraiment chômés, les vacances où l’on respire, la retraite avant l’usure. Et qui pose en son cœur le « travailler mieux » : son travail, on doit en être fier, pas le supporter comme un enfer. Voilà le programme.

Extrait d’un article de François Ruffin dans le journal Fakir de juillet 2023.

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