L’autonomie grâce au papier

Parmi les causes de la progression électorale de l’extrême-droite, il est fréquent d’invoquer la « bollorisation » du champ médiatique. Une expression qui désigne à la fois la mainmise de quelques milliardaires sur les médias français, et le projet de fabrique idéologique – conservateur et xénophobe – porté par certains oligarques, comme Vincent Bolloré ou Pierre-Edouard Stérin.

Pour rivaliser avec ces porte-voix de la droite dure, la tentation est grande, à gauche, de recourir aux moyens les plus efficaces. Ainsi, la progression fulgurante des usages digitaux a-t-elle conduit certaines rédactions à passer au tout-numérique, à produire des messages conformes à une diffusion « virale » en ligne, en adoptant les codes des « réseaux sociaux ». Selon nous, cette conformation du journalisme à l’infrastructure numérique existante constitue une impasse majeure dans la lutte contre l’extrême-droite.

Primo, l’infrastructure numérique mondiale est constituée de monopoles et d’oligopoles (les « GAFAM », pour aller très vite) qui n’obéissent qu’à leurs propres règles. De Google, qui exploite les articles de presse en ligne au mépris de la loi européenne, à l’ex-Twitter, transformé par Elon Musk en défouloir pour l’alt-right, l’espace virtuel est loin d’être une saine agora.

Secundo, les plateformes telles que Facebook, Instagram ou TikTok sont conçues pour capter au maximum l’attention des utilisateurs. Même si leur fonctionnement algorithmique reste opaque et changeant, elles favorisent la réaction émotionnelle plutôt que la réflexion, l’outrance plutôt que la nuance, la confrontation plutôt que la discussion…

Tertio, la numérisation de l’information entraine la baisse de fréquentation et la fermeture de lieux physiques – bars. bureaux de presse, kiosques, librairies, bibliothèques… -, réduisant de fait la possibilité de se rencontrer et de discuter de l’état du monde. Condition pourtant indispensable à tout mouvement populaire émancipateur.

Quarto, l’informatique n’abolit pas seulement l’espace, par son ubiquité, mais aussi le temps, par son instantanéité. Vitesse de circulation des objets numérisés, et flux éternellement renouvelé par la machine, qui écrase le passé tout autant que le présent. Rien de mieux pour zombifier une société.

Mais alors, puisque nous discutons aujourd’hui de la pertinence de réduire notre dépendance alimentaire aux fossiles, à la chimie et aux chaînes d’approvisionnement mondialisées, pourquoi ne pas en faire de même avec notre pain cérébral ? Pourquoi rester prisonniers d’une industrie de l’information pathogène ?

Si la presse du XIXe, la radio et la télévision du XXe siècle ont fait leur preuve pour asservir les foules, il est certain que l’informatique pousse plus loin encore l’isolement physique et psychique des individus, la passivité, le narcissisme, et la perte d’ancrage dans la réalité. Voilà pourquoi il nous semble indispensable de réfléchir aux moyens de créer autre chose.

Soyons clairs, ces lignes sont écrites sur un ordinateur et nous ne nous privons pas d’utiliser Internet. Autrement dit, nous ne refusons pas la technique, mais nous affirmons qu’il faut faire le tri dans la boîte à outils. Car toute nouveauté n’est pas nécessairement un progrès. […]

Première partie d’un article de Valentin Martinie et Gary Libot dans Le chiffon de l’automne 2024.

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