La vie

De là, justement, le gigantesque impensé de cette crise : que risquons-nous, individuellement et collectivement, à ravaler l’homme à la vie et à ériger celle-ci en valeur suprême ?
Voilà ce que notre gauche enfermée dans sa logique hygiéniste ne voit plus.
Ma définition de ce qu’être un homme vivant veut dire me paraît, elle, authentiquement de gauche, au sens des Lumières, car elle consiste à rappeler une vérité élémentaire : vivre humainement ne revient pas à vivre tout court.
En d’autres termes, et contre ce nouveau culte de la « vie nue » (Walter Benjamin), la vie au sens biologique ne saurait être le souverain bien, car elle est l’alpha, pas l’oméga. Et pour sauvegarder l’oméga, il faut toujours étre prêt à engager l’alpha ! Cela s’appelle le tragique de la condition humaine.

Vu l’extraordinaire magnitude de la crise qui s’annonce et l’effarante désinvolture avec laquelle nous sommes en train de briser un monde que nous ne sommes pas sûrs de pouvoir réparer, j’inviterais donc nos amis de gauche qui trouvent la transcendance ringarde à méditer la chose suivante : la vie est certes un bien infiniment précieux, mais si elle était le premier d’entre eux, nous n’aurions eu ni Appel du 18-Juin, ni résistants prêts à prendre les armes, ni dissidents sous le communisme, ni Dr Li à Wuhan pour nous alerter sur la gravité de la pandémie, ni médecins dépenaillés sous le Covid-19 pour nous sauver la vie… Ni générations entières de sacrifiés sur des barricades au nom d’une certaine idée de l’homme. Vous et moi ne serions même pas là pour en parler ! La vie est l’alpha, pas l’oméga.

Qu’on y songe encore : sous l’Occupation, il y avait d’un côté ceux qui étaient prêts à tout pour préserver ou améliorer leur vie (les masses apeurées et les collabos). De l’autre, ceux qui étaient également prêts à tout, mais pour faire valoir que la vie n’est précisément pas tout, qu’il existe des principes supérieurs au principe de survie, comme lai liberté, la dignité, le courage ou l’honneur. On les appelait des résistants.
« Un homme, ça s’empêche » disait Camus. Un homme, ça résiste à l’impérialisme dévorant du vivre et à ses diktats et ça comprend que la disponibilité au sacrifice est le prix à payer pour qu’une vie soit vraiment humaine, ni insignifiante ni bestiale. Un homme de la génération de jean-Pierre
Chevènement le comprenait encore, qui a donné à son dernier livre ce titre d’une fulgurante justesse : Seul l’homme prêt à risquer sa vie la sauvera. Si la vie est tout, elle n’est plus rien : elle sombre dans l’inconsistance et, fatalement, dans la barbarie.
Ériger la vie en souverain bien n’est pas anodin. Il faut même avoir tout oublier des leçons de l’histoire pour en arriver là et nous ferions bien d’y prendre garde car les critères qui président aujourd’hui à nos décisions feront date bien au-delà de la situation d’urgence.

Extrait d’un entretien de la philosophe Alexandra Laignel-Lavastine dans le journal La Décroissance de février 2021.

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