La rationalité froide de la logistique

« La logistique, dont la cybernétique est au fondement, est aveugle à la nature des choses car elle réduit le réel, les objets et les êtres à des flux d’informations calculables », analyse Baptiste Rappin. Plus qu’un simple pilotage des objets appliqué à l’économie, ce maître de conférences à l’IAE de Metz voit donc dans la logistique un « principe d’organisation du monde » devenu hégémonique. C’est autour de cette même thèse que le sociologue Mathieu Quet articule sa critique de la logistique dans l’essai Flux (Zones, 2022): « Flux de migrants filtrés aux frontières, flux de patients acheminés dans les institutions de santé, flux de bétail pucé, flux d’étudiants d’un établissement à l’autre, flux de données transmises d’ordinateur en clé USB et de nuage numérique en disque dur externe, flux de travailleurs surveillés par la pointeuse, flux de festivaliers menottés de leur bracelet à puce électronique. Serait-ce à dire que la rationalité logistique a sérieusement débordé du monde des objets, auquel on pouvait la croire cantonnée ? »

C’est précisément cette quête de « perfection logistique » comme « administration des conduites » qui est dangereuse aux yeux de Joan Le Goff.
Comme un écho lointain du rêve saint-simonien de « remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses ». Car « pour être totalement efficace, la logistique devra être totalement irresponsable socialement, par ses modes opératoires (surveillance de chacun, transport unitaire, etc.) ou leurs conséquences (isolement social, incitation à la recherche des seules satisfactions matérielles, etc.) », écrit ce professeur de gestion à l’IAE Paris-Est.
De la sorte, « le pouvoir absolu du logisticien repose sur un savoir tout aussi absolu ; au nom de l’efficacité, il doit savoir sur vous tout ce que vous avez fait, lu, vu, voulu ».
Cette emprise s’inscrit dans une « prise en main totalitaire de nos sociétés, non par un projet politique, mais par une rationalisation extrême de l’existence », complète Baptiste Rappin. Selon lui, cette démesure est contenue dans le schéma de déploiement de la logistique, qui est le réseau : « Sa logique est celle de l’hubris, car un réseau n’a jamais de fin. »
L’empire logistique, en s’affirmant comme une « utopie » de rationalisation totale, est l’objet d’un déploiement sans limite. En retour, cette complexification augmente l’écart entre cette efficacité croissante et la réalité vivante : « Plus la complexité s’accroît, plus l’humain est sommé de s’adapter à ses exigences. »
Car la logistique modèle le globe, mais aussi le temps. « Optimiser signifie accroître la vitesse. En cela, la logistique est le carburant de l’accélération du temps », décrypte Baptiste Rappin. Mais aussi de la création de valeur, car l’efficacité des flux est un moteur du profit. « Plus ça circule, plus le capital s’accroît », résume Mathieu Quet, qui voit dans cette mécanique l’irréformabilité de la logistique : « On ne réparera jamais le tort élémentaire produit par un régime dans lequel l’allocation des ressources est organisée en vertu d’un principe de profit et d’efficience marchande plutôt que suivant la planification des besoins auxquels il s’agit de répondre. » Autrement dit, l’empire logistique distribuera toujours les médicaments à ceux qui peuvent les payer, et non à ceux qui en ont besoin.

Extrait d’un article de Youness Boussena dans Socialter de juin 2023.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *