La marche macabre du cyber-capitalisme

L’ordinateur serait un outil d’émancipation. En se connectant à internet, les individus se mettraient à coopérer et à échanger de pair à pair. La société civile s’organiserait de manière horizontale pour abolir les hiérarchies et dépasser l’État. L’économie deviendrait « collaborative », « participative », « distribuée ». Les machines travailleraient à notre place et nous permettraient de sortir du salariat… Ces lieux communs retentissent un peu partout ces derniers temps. Mais derrière se cache une réalité tout autre : l’accélération du libéralisme, de la précarisation et de la marchandisation, la soumission à la technologie. Dans ce cyber-capitalisme, le réseau informatique ambitionne de devenir LE marché universel qui absorberait toutes les activités humaines.
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Désormais, la « collaboration » est partout valorisée. Dans les entreprises, il est de rigueur de ne plus qualifier un employé de « subordonné » mais de « collaborateur ». À bas l’autorité, vive les organisations horizontales où les « pairs » coopèrent en réseau : les promesses d’une société « collaborative » extasient les managers libéraux comme les gogos technophiles.

Ce glissement sémantique est hautement révélateur du nouvel esprit du capitalisme : au travail, les échelons s’effacent, les contremaîtres disparaissent, la contrainte doit être intériorisée. Chacun est sommé d’être performant, créatif, réactif, mobile, dynamique, flexible. Pour avoir le privilège de « collaborer », il faut s’auto-évaluer, développer ses « compétence », s’adapter aux nouvelles technologies, faire preuve d’indépendance tout en étant capable de « communiquer » et de mener des « projets » en « équipes ». Alors que les collectifs se délitent et que la concurrence s’exacerbe, chaque individu est prié de s’auto-exploiter et de devenir l’entrepreneur de soi-même.
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Cette économie collaborative, où des individus rivés à des applications sur smartphones échangent en « pair à pair », est bien sûr plébiscitée par les libéraux. Pour eux, c’est une occasion de déréglementer des professions, de liquider ces « corporatismes » que M. Macron exècre, de tout soumettre davantage au règne de la concurrence.
Le think-tank Terra Nova voit dans la numérisation totale de la société et la destruction d’emplois qui s’ensuit une opportunité pour adapter les institutions, les entreprises, le droit, l’enseignement, pour « alléger » le code du travail et détricoter la protection sociale… Selon cette officine « progressiste », le « funeste destin des jeunes générations a des vertus libératrices » et pourrait pousser des bataillons entiers de travailleurs indépendants à créer leur micro-entreprise : « puisque les jeunes ont des raisons de croire qu’ils toucheront des pensions de retraites de misère, ils éprouvent beaucoup moins le besoin de cotiser dans le cadre d’un emploi stable ; puisqu’ils ne peuvent plus compter sur le système, autant, à leurs yeux, s’en affranchir et créer leur propre activité. »
Grandes âmes, ces socialistes proposent tout de même de mettre en place une assurance pour aider le jeune à joindre les deux bouts entre ses activités intermittentes.
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La sphère marchande s’étend déjà à de nouveaux domaines, jusque-là épargnés, et les rapports sociaux deviennent toujours plus utilitaristes. Plutôt que de prêter bêtement un outil à votre voisin, louez-le sur un site. Plutôt que de prendre cet auto-stoppeur sans le sou, vendez une place sur un site pour rentabiliser votre voyage en voiture. Plutôt que de garder ces cadeaux par respect pour celui qui vous les a offerts, revendez-les immédiatement sur un site. Bien sûr à chaque fois, l’entreprise du numérique qui vous met en contact avec le client prélève sa dîme. Mais au final, tous les collaborateurs sont contents : le consommateur-roi qui veut avoir accès à tout, tout de suite et à des prix bas, le précaire qui s’assure un petit complément de revenu, Uber, Blablacar, Airbnb ou Priceminister dont la prospérité est assurée.
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Les technophiles persuadés que la technologie est libératrice, que grâce à internet émergera un modèle d’organisation horizontale, ouverte, transparente, sans hiérarchie, débarrassée du salariat, servent parfaitement les entreprises de la Silicon Valley, qui œuvrent à ce que l’humanité entière finisse absorbée par l’écran total et à ce que le monde soit reconfiguré selon leurs intérêts. Le projet politique de Mme Thatcher triomphe : « la société n’existe pas », selon sa célèbre formule libérale. Elle n’est qu’un agrégat d’atomes, excluant toute idée de corps social.

Résumons-nous : le cyber-capitalisme nous rend toujours plus dépendants à un gigantesque système technique et aux quelques multinationales qui contrôlent internet ; nous perdons toujours plus d’autonomie, incapables de répondre à nos besoins de base sans passer commande sur une plateforme numérique, incapable de vivre sans prothèse informatiques ; notre existence est toujours plus rationalisée, gérée par des algorithmes ; la marchandisation des rapports sociaux s’intensifie ; la précarité et l’anomie s’accélèrent ; l’utilitarisme et le calcul envahissent des relations qui se font moins désintéressées, spontanées et qui passent par l’intermédiaire d’un écran ; le spectacle est toujours plus total.
Au lieu de collaborer à ce totalitarisme marchand et technologique, peut-être serait-il temps de résister.

Extraits d’un article de Pierre Thiesset dans le journal La Décroissance de décembre 2015.

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