Pourquoi vous devriez vous informer autrement ? La réponse dans cette vidéo.
La décivilisation
« Les modes de vie finissent par se ressembler, à tous se conformer à un schéma culturel homogène. […] Les pays semblent ne plus se distinguer les uns des autres, les hommes s’activent et vivent selon un modèle unique » : en 1925, Stephan Zweig décrivait déjà « l’uniformisation de l’existence ». L’expansion illimitée de la civilisation industrielle s’est faite totalitaire. Assimilant les peuples et anéantissant la diversité culturelle, elle a provoqué un ethnocide universel. La décivilisation est partout.
Peut-on employer le mot de « décivilisation » sans être renvoyé à l’extrême droite ? Au vu du débat hystérique qui a agité les écrans fin mai, rien n’est moins sûr. Bref rappel des faits : le 24 mai 2023, en conseil des ministres, le président de la République s’est quelque peu inquiété de l’état des rapports humains. En énumérant plusieurs faits divers, notre manager en chef s’est rendu compte qu’il y avait de la violence dans notre société, une montée de l’agressivité notamment envers les élus locaux, de la brutalité. Pour décrire le phénomène, il a parlé de « décivilisation ». Mazette ! Y aurait-il quelque chose de pourri au royaume de la start-up nation ?
Aussitôt, la gauche s’est fendue de tweets et autres éditoriaux insurgés. Ce terme de « décivilisation » ayant été utilisé par l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus dans son ouvrage éponyme paru chez Fayard en 2011, il était forcément révélateur d’un « imaginaire politique extrêmement droitier », selon l’analyse subtile d’Edwy Plenel (Mediapart, 26 mai 2023). Puisque cette « innovation langagière » ose évoquer l’idée d’un déclin, elle paraît insupportable à tous les ravis du progrès, persuadés que notre civilisation ne peut connaître qu’une expansion continuelle et un perfectionnement sans fin. La-dessus, des intellectuels distingués ont engagé la discussion sur le concept de « décivilisation » chez Norbert Elias – qui n’est pas d’extrême droite -, avant que cette passionnante polémique politico-médiatique ne soit chassée par une nouvelle actualité.
Les propos d’Emmanuel Macron étaient pourtant d’une banalité déconcertante. Évidemment, quand les liens humains se défont, que la société atomise, que chacun se confine dans l’univers déréalisé des écrans, que la défiance et l’hostilité se propagent – il suffit d’observer la foire d’empoigne motorisée sur la route -, cela traduit un léger malaise dans la civilisation. Car, pour reprendre les propos de Sigmund Freud, la civilisation a pour condition la répression des pulsions d’agressivité, d’avidité, de destruction. Elle nécessite un surmoi suffisamment étayé, des personnes capables de se dominer et de se sublimer, faisant preuve de tempérance, d’attention à autrui, de considération à l’égard de leur prochain, de civilité. Une décence commune, ce qui est à l’antipode de l’homo œconomicus maximisateur de ses intérêt, de l’anthropologie néolibérale promue par la République en marche – « Il faut des jeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires », disait M. Macron en 2015 ; « Entrepreneur is the new France ! », clamait-il en 2017.
Ethnocide universel
« Décivilisation, substantif féminin : Action de détruire la civilisation. » Cette définition on ne peut plus claire d’un mot qui n’a rien d`une « innovation langagière » nous est donnée par un dictionnaire du… XIXe siècle (est-il d’extrême droite ?). Alerte rouge : ce terme honni par la gauche a particulièrement été employé par un penseur qui inspire le courant de la décroissance, l’ethnologue Robert Jaulin (1928-1996). Tout au long de son œuvre, celui-ci s’est élevé contre une civilisation industrielle impérialiste et totalisante qui conforme et nivelle tout sur son passage. Il fustigeait une « culture de l’aplatissement », faisant disparaître les sociétés dites « primitives », les identités autochtones, les particularismes. Il s’en prenait à un développement jugé « par définition ethnocidaire », conduisant à la négation de l’autre et à l’uniformisation planétaire.
Début d’un article de Pierre Thiesset dans le journal La Décroissance de septembre 2023.