Idées reçues sur mai 68

Première idée reçue : la France de 1968, prise dans le tourbillon des « Trente Glorieuses », se porterait bien économiquement.

Certes, on vit dans une société bien différente de celle de l’immédiat après-guerre qui avait souffert de toutes les pénuries. Là, on a un taux de croissance qui est confortable, plutôt stable, de
l’ordre de 5 % par an. Mais derrière cette croissance se cachent des inégalités sociales très profondes. 5 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, 2 millions avec des salaires de
l’ordre de 400 ou 500 francs par mois, à peu près l’équivalent en euros aujourd’hui. La moitié des logements n’ont ni eau courante ni toilettes. Beaucoup de familles habitent dans une ou deux
pièces à six, à huit. Il y a entre 470 O00 et 500 000 demandeurs d’emploi. Évidemment par rapport aux chiffres actuels, ça paraît faible. Mais beaucoup d’entreprises ferment dans le textile, la métallurgie, la mécanique. On commence à dire que les conditions de production françaises ne sont plus assez compétitives, concurrentielles, dans un monde où le marché commun se met en œuvre, où
le libre-échange se diffuse à l’échelle internationale. L’ANPE est créée en 1967. On ne crée pas une agence nationale pour l’emploi s’il n’y a pas de problème de chômage. La même année est créé le
poste de secrétaire d’État à l’emploi occupé par jacques Chirac ! Ses détracteurs l’appellent Monsieur chômage…
On lit sur les banderoles de la CGT et même de la CFDT le 1er mai 68 : « Défense de l’emploi », « Non aux licenciements »…

Les jeunes étaient moins bien payés, Pourquoi ?

Pour les jeunes, il y a l’abattement d’âge, c’est à dire qu’ils ne touchent qu’un pourcentage du salaire des travailleurs adultes à travail égal. Concrètement, on a 16 ans et on gagne 60 % du salaire d’un adulte, à 17 ans 70 %… Ces très bas salaires pour les jeunes vont d’ailleurs être une des étincelles de la mobilisation, avant même mai 68.

Autre idée reçue : tout commence à Paris.

Les premiers pavés n’ont pas été lancés au quartier Latin mais à Quimper, en octobre 67, avec de grandes manifestations paysannes. À Caen en janvier-février 68, il y a des grèves très importantes
de jeunes ouvriers, surtout dans les entreprises sous-traitantes de l’automobile. Les patrons avaient « délocalisé » en province, hors des bastions ouvriers traditionnels de la région parisienne,
notamment dans l’Ouest. Ils espéraient que cette main-d’œuvre d’origine rurale serait plus servile, et les salaires sont beaucoup moins élevés à travail égal par rapport à la région parisienne.
Ce sont ces jeunes-la qui vont se mobiliser les premiers dans une grève très dure où les rejoignent des paysans, des étudiants et des salariés du secteur tertiaire.

Caen, c’est aussi une place forte de la jeunesse communiste révolutionnaire qui vient prêter main-forte aux grévistes. À tel point que le préfet du Calvados rédige des rapports quasiment chaque
jour envoyés au ministère de l’Intérieur pour alerter sur cet alliage de groupes sociaux qui se rencontrent à la faveur de la grève, une situation qu’on pourrait, prévient-il, retrouver à l’échelle nationale.
Pendant les événements, outre les régions très industrialisées, j’ai découvert avec surprise que, par exemple, dans les Vosges, il y avait des grèves avec occupation dans de nombreuses industries textiles, parfois implantées en milieu rural, avec dix ou vingt salariés.

Cela nous amène au troisième lieu commun : 68 ne serait qu’un petit mouvement d’étudiants.

L’événement est défiguré partout par le discours médiatique un peu hégémonique – même s’il est en train de changer – qui dit que tout ça était une petite révolte de fils à papa qui ne savaient
pas très bien ce qu’ils voulaient, qui jouaient à la révolution mais qui, ensuite, se sont bien tranquillement rangés. On a occulté pendant des décennies la grève générale, le mouvement social, les occupations d’usines, de bureaux, de magasins, de ports, de gares, de théâtres, de lycées, d’universités…
Il y a eu cette occultation tout simplement pour éviter que ça ne se reproduise.

Début d’un entretien avec Ludivine Bantigny dans Siné mensuel de mai 2018.

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