Héritage et inégalités

Le prélèvement sur les successions, indolore et ancien, a connu un vif succès au cours du XXe siècle et son acmé en 1972 : le candidat démocrate à la présidentielle américaine George McGovern proposait cette année-là de taxer à 100 % toute somme reçue par un individu au-delà de 500 000 dollars. Las, la frange libérale et conservatrice au pouvoir en Occident a depuis battu en brèche, à force de législations favorables et de « niches fiscales », cet élan émancipateur : le taux moyen d’imposition réel des dons et héritages plafonne aux alentours de 5 % et la part moyenne héritée est passée dans le patrimoine des Françaises et des Français de 35 % dans les années 1970 à 60-70 % aujourd’hui.

De nombreuses voix se sont élevées pour mettre en garde contre le creusement des inégalités de naissance et la menace qu’il fait peser sur la pérennité du lien social, appelant à une plus forte taxation des transmissions à titre gratuit. Mais rien ne bouge. Aucun partage équitable du patrimoine n’est envisagé, sauf entre privilégiées au sein des familles recomposées, et la concentration des fortunes atteint des sommets : les 10 % les plus riches, avec leurs proches, détiennent 46 % du patrimoine total ; les 5 % les plus fortuné.es, 34 % ; près de la moitié des familles françaises, elles, ne possèdent et ne transmettent quasiment rien.
La gauche en cette manière avait jusqu’à présent perdu la bataille de l’information. Le signal du redressement et de la contre-attaque vient peut-être d’être donné par Oxfam avec son récent rapport intitulé Super-héritages : le jackpot fiscal des ultra-riches.
L’association présidée par Cécile Duflot attaque habilement l’édifice de la reproduction oligarchique en son point le plus faible, i.e. la cinquantaine de milliardaires – dont « un quart […] est issu des trois mêmes familles » – qui concentrent l’essentiel du pouvoir économique, médiatique et politique. La moitié a plus de 70 ans et s’apprête à transmettre ses prérogatives à la génération suivante, pour l’essentiel sa descendance.
L’organisation non gouvernementale estime qu’à droit inchangé, l’État enregistrera à l’occasion de ces successions un manque à gagner fiscal de près de 160 milliards d’euros. Que quelques correctifs législatifs fondés sur le bon sens et l’équité soient adoptés, et une bonne partie de ces milliards d’euros basculeront de l’escarcelle d’une poignée de happy few s’étant « donné la peine de naître, et rien de plus » vers le domaine public.

Le rapport d’Oxfam assainit également le débat sur la reproduction intergénérationnelle des élites en mettant en lumière deux biais majeurs :
– D’une part, le fait que les autorités régaliennes entretiennent (volontairement) un flou artistique autour des données relatives aux droits de mutation à titre gratuit, empêchant tout débat éclairé. Oxfam dénonce en particulier le « manque de communication et de production de statistiques officielles sur le sujet [et] l’arrêt de la production des enquêtes statistiques de l’administration fiscale sur le sujet depuis 2006 ».
– D’autre part, l’entreprise d’acculturation menée par le système capitaliste pour détourner, voire dégoûter les classes populaires d’un régime d’imposition dont elles sont pourtant les premières bénéficiaires. Ainsi, en 2022, l’Observatoire des inégalités « soulignait que les questions posées par les sondeurs ont tendance à opposer des formulations qui « parlent au cœur » (le droit des parents à transmettre le plus possible à leurs enfants) à propos d’une éventuelle baisse de cette taxation, à un « raisonnement économique abstrait qui n’a rien d’évident » (les héritages entretiennent les inégalités sociales) à propos de son éventuelle hausse, biaisant fortement les résultats. »

Ce rapport adresse un message d’espoir : il n’est pas trop tard pour renverser la vapeur, supprimer les niches antidémocratiques, augmenter les taux des droits de donation et de succession et rendre aux notions de mérite et d’égalité des chances tout leur sens. Une brèche dans le bloc de la propriété oligarchique, qui en appelle beaucoup d’autres.

Article de Arno Lafaye-Moses dans « Démocratie et socialisme » d’octobre 2024, le mensuel de la Gauche Démocratique et sociale .

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