Fausse conscience

Le livre du psychiatre et sociologue joseph Gabel, La Fausse Conscience, publié pour la première fois en 1962, analysait de façon remarquable les pathologies mentales et sociales qu’engendrait la modernité technicienne et politique. […].

La fausse conscience est, pour Joseph Gabel, la perception déformée du réel qui caractérise les personnes accordant une importance fondamentale, supérieure à tout le reste, à un phénomène ou un critère en particulier. Celui-ci en vient alors à fournir la clé permettant d’expliquer à peu près tout le reste. L’originalité de Gabel est d’avoir repéré que la fausse conscience caractérisait aussi bien les personnes atteintes de troubles psychotiques que les militants politiques aveugles par leurs convictions – il faut dire qu’il avait lui-même brièvement adhéré au Parti communiste dans les années 1930, au moment du délire stalinien, avant de se retrouver confronté au nazisme pendant la guerre. Pour Gabel, la fausse conscience est à la racine de toute idéologie politique – au sens d’une forme de pétrification de l’esprit. À partir du moment où tout le réel est analysé à travers le prisme déformant d’un seul élément auquel on donne un statut privilégié […]

[…] le fait de relire tous les problèmes sociaux au prisme unique de la « race » ou du « genre », comme la gauche postmoderne s’en est fait la spécialité depuis une quinzaine d’années. Ou, dans le camp d’en face, le fait d’attribuer à l’immigration ou à l’action occulte des Juifs tout ce qui ne va pas dans le monde actuel (et la liste est longue). […]

Mais plus fondamentalement, il y a dans le monde actuel une dynamique d’ensemble qui permet de soupçonner que la fausse conscience n’est pas seulement une conséquence malheureuse de son fonctionnement, mais sa force motrice essentielle. Ce sont l’économie et la technologie contemporaines elles-mêmes qui peuvent être désignées comme des visions déformées de la réalité, dans lesquelles le dogme – celui de l’accumulation de biens, celui de l’efficacité – a pris le pas sur l’expérience du monde. Et cette fausse conscience se traduit, comme dans les idéologies politiques les plus destructrices, par une tentative inflexible de maîtrise du monde où catégories et quantifications abolissent toute dimension humaine. Le problème est que Gabel a très bien montré, aussi, que la fausse conscience a pour vocation de se muer, d’une perception biaisée du réel, en une pure et simple imperméabilité au réel. De la même manière que le militant fanatique ou l’esprit partisan balaient du revers de la main les faits qui contreviennent à leurs convictions, l’économie et la technologie contemporaines font comme si la réalité n’existait pas, en affirmant – comme le disent tous les gouvernants et beaucoup d’ « experts » – que les problèmes écologiques que pose aujourd’hui la société capitaliste industrielle seront résolus demain par de nouveaux progrès.

Extraits d’un entretien de Patrick Marcolini dans le journal La Décroissance de mai 2023.

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