Le fascisme de la société de consommation

« Je ne voudrais pas vivre ailleurs qu’en Occident, malgré tout ce que l’on peut lui reprocher. Et vous, préféreriez-vous les dictateurs sanguinaires, les religieux fanatiques ou les mafieux sadiques ? Décidément, non, je n’échangerai pas mon Union européenne contre l’Arabie saoudite, le Mexique ou la Corée du Nord !  »
Voilà ce que la critique de fond de notre civilisation déclenche souvent comme réaction. Certes, il y a du vrai là dedans. Et aussi l’idée selon laquelle l’Occident resterait malgré tout démocratique et respectueux des droits de l’homme.

Est-ce si sûr ? Cessons de comparer, décalons notre regard et examinons cela à la loupe. Jean-Claude Michéa a montré que la société occidentale-libérale se considère comme « L’empire du moindre mal », et, faute de mieux, nous devrions nous en contenter, car d’une part les grandes idéologies – la théocratie, le fascisme, le communisme – ont montré leurs limites et leur nocivité, et d’autre part l’émergence de tout nouveau modèle de société – décroissance, écosocialisme ou démocratie écologique – est impensable, puisque « there is still no alternative » (TISNA). Cette opinion courante est l’une des raisons – avec la consommation, le confort et les divertissements – pour lesquelles les populations des pays industrialisés sont hébétées, fatalistes ou même plus ou moins satisfaites de leur sort.
En sortant du bois pour affronter l’oligarchie, sa police et ses tribunaux, on a toujours quelque chose à perdre : son emploi, son logement, sa liberté ou simplement sa tranquillité. Alors, faisons le gros dos, rasons les murs et baissons la tête, peut-être aurons-nous une petite chance de passer entre les mailles du filet, puisque nous sommes les champions de l’individualisme et de l’optimisme irréaliste, ce mécanisme de défense psychologique qui consiste à voir son propre avenir avec des lunettes roses : « Même si les autres tombent dans le trou, moi j’aurai de la chance, je m’en sortirai toujours dans le grand flipper de la vie. »
La possibilité de révolutionner la société s’éloigne d’autant plus…

Il n’y a plus grand monde pour croire et affirmer que nous vivons réellement en démocratie. Les élections sont vues par beaucoup comme son simulacre, la corruption du personnel politique et administratif n’est jamais loin et les thérapies de choc libérales, mises en œuvre contre l’avis des peuples, viennent couronner le tout.
[…] Il y a longtemps que je suis persuadé de la réalité d’un effondrement écologique à moyen terme. Aujourd’hui, une autre conviction s’y est ajoutée : nous nous enfonçons chaque mois (semaine ?) qui passe dans une société de plus en plus totalitaire. Et cela, c’est du court terme !

Les signes se multiplient. Prenons deux exemples. En Belgique, le ministre de l’Intérieur Jan jambon (prononcer « Yambonne ») a l’intention d’enregistrer les empreintes digitales de tous les citoyens sur leur carte d’identité, au nom de la lutte contre le terrorisme. En France, le 23 juillet 2015, le Conseil constitutionnel a, à une large majorité, validé la « loi sur le renseignement » permettant de capter les métadonnées internet de tout citoyen. Ce tournant sécuritaire s’inscrit dans le droit fil du totalitarisme. L’historien Marc Weinstein en donne sa définition : « Le totalitarisme est une tendance moderniste à l’indivision du social sous domination des déterminations objectives (mouvement absolu de la technoscience, de l’État et de l’économie). » Le capitalisme néolibéral y correspond parfaitement.
Les individus sont à la fois atomisés et unifiés, emportés dans un mouvement permanent – éventuellement appelé « Progrès » – vers une fin de l’histoire et la création d’un homme nouveau, jadis sous l’emprise d’un chef charismatique (Hitler, Mussolini, Staline, Mao), aujourd’hui d’un principe directeur, celui de la concurrence comme modèle social total. Le totalitarisme pose l’objectivité, la transcendance et le caractère « naturel » des lois économiques, étatiques et scientifiques, auxquelles nul ne peut prétendre se soustraire. Il recherche la puissance sans limites, nie les valeurs politiques et culturelles subjectivement déterminées. Le temps devient linéaire et quantitatif, l’espace est aboli. La gouvernementalité techno-économique (déterritorialisée) se substitue à la loi souveraine (territorialisée). Les êtres humains deviennent superflus, obsolescents (cf. Günther Anders) dans un monde de non-sens, d’inculture, de barbarie, d’anomie et « d’évaporation de la loi », une « anti-culture industrielle et consumériste », souligne Weinstein.

[…]
Au début des années 1970, Pasolini avait déjà compris que le consumérisme représentait une nouvelle version du fascisme encore plus dangereuse que la précédente mussolinienne : « On peut donc affirmer que la “tolérance” de l’idéologie hédoniste voulue par le nouveau pouvoir est la pire des répressions de toute l’histoire humaine. » Le fascisme d’aujourd’hui se niche ailleurs que dans les gesticulations de ses sbires, en gros dans les plis du néolibéralisme. Manuela Cadelli, présidente de l’Association syndicale des magistrats, a récemment défrayé la chronique dans une carte blanche intitulée « Le néolibéralisme est un fascisme : je prétends que le néolibéralisme est un fascisme car l’économie a proprement assujetti les gouvernements des pays démocratiques mais aussi chaque parcelle de notre réflexion. L’État est maintenant au service de l’économie et de la finance qui le traitent en subordonné et lui commandent jusqu’à la mise en péril du bien commun. » Des libéraux pleins de morgue l’ont attaquée sur la Toile, avec leurs sophismes habituels. Qui peut encore y croire, à part eux ?

Extraits d’un article de Bernard Legros dans La Décroissance de mai 2016.

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