Expliquer, c’est justifier

L’atrocité des massacres contre la population israélienne a tout d’abord réactivé avec vigueur, dans le discours et le traitement journalistiques ambiants, la vulgate chère à Manuel Valls et consorts postulant qu’ « expliquer serait justifier ». Le 10 octobre sur Europe 1, face à Pascal Praud, Raphaël Enthoven a le mérite de synthétiser un credo éditorial. En croisade contre l’ « espèce de machine relativiste qui se met en place et qui tente d’expliquer ce qui arrive, l’intellectuel médiatique assène :
Raphaël Enthoven : Rien n’est plus monstrueux que de vouloir expliquer la barbarie et de se donner l’air en plus de mieux la comprendre en le faisant. C’est à dire indexer ce qui s’est passé en Israël sur une politique qu’on désapprouve, c’est monstrueux. Ce raisonnement est monstrueux. On n’explique pas la barbarie, sinon on perd la barbarie. Et l’enjeu de tous gens qui se disent « Oui, il y a le contexte, mais il y a la colonisation », je ne sais pas quoi […], les gens qui disent ça ne réfléchissent pas, ne raisonnent pas, n’approfondissent pas.

Miracle de la « philosophie médiatique », qui revendique de renoncer à penser. La conclusion est de la même farine : « Les affreux, ce sont les gens qui trouvent des excuses à tout ça, qui trouvent des explications à tout ça. » « Barbarie », monstres et « affreux », pas
besoin de concepts trop subtils pour marteler qu’en l’espèce, « excuse » et « explication » sont devenus synonymes. Ruminée de longue date sur (et par) les grands médias, cette « analyse » rudimentaire, dominante, cherche à intimider et à rendre inaudible toute esquisse de réflexion qui s’écarterait du cadre qu’elle aura elle-même fixé.
Mais cette aporie fait bien plus qu’anesthésier les conditions les plus élémentaires du débat démocratique. Elle constitue un verrou rhétorique d’autant plus délétère qu’elle appelle à dépolitiser la réception des événements tout en sous-tendant elle-même une lecture éminemment politique de ce qui s’est produit. Une lecture alignée sur celle du gouvernement israélien, elle-même endossée par la plupart des pays occidentaux (États-Unis, France, Royaume-Uni, etc.), laquelle met en scène un affrontement civilisation/barbarie entre « le terrorisme » et « la démocratie » légitimant conséquemment la réponse militaire engagée par Israël contre Gaza. « Il est encore des voix odieuses qui renvoient dos à dos un État démocratique » et une organisation terroriste », avance ainsi Nicolas Charbonneau, directeur des rédactions du Parisien, avant de condamner ces dernières, qui « prétendent vouloir « contextualiser »… pour mieux relativiser. » (9 oct.)

Les « voix odieuses » ou « monstrueuses » dont le seul tort consiste à resituer historiquement la séquence, en l’inscrivant dans un conflit vieux de 75 ans – sont logiquement marginalisées. Des chercheurs, principalement, ou d’anciens diplomates ou ministres – mais aussi dans une moindre mesure quelques journalistes -, ont certes réussi à décrocher des tribunes ou à se frayer un chemin vers les micros, y compris très tôt sur certains médias. Mais ces îlots de pluralisme furent tout à la fois réduits à la portion congrue, complétement isolés dans les « débats », étrillés par les commentateurs-faucons et, la plupart du temps, disqualifiés d’emblée par leur nature analytique, bien loin des récits d’ « émotion » qui, pour légitimes qu’ils fussent, avaient toutes les faveurs médiatiques, en particulier dans les premiers jours.
Qu’ils soient idéologiques ou liés aux conditions de production de l’information internationale, de nombreux facteurs expliquent le présentisme des médias, comme l’opprobre jeté sur les voix discordantes. Les formats, notamment, participent à la médiocrité de l’information audiovisuelle, en particulier sur les chaînes d’information en continu.
Le rythme effréné des « éditions spéciales » exige le renouvellement permanent des plateaux, et la démultiplication des invités contribue à créer une cacophonie nivelant toutes les voix invitées à s’exprimer : diplomates, politiques, artistes, chercheurs, témoins, militaires, avocats, écrivains, éditorialistes, « experts » et consultants, etc. Un défilé permanent qui remplace un véritable pluralisme par une pluralité des « expressions », où l’émotion l’emporte systématiquement sur l’analyse.
Mais les formats n’expliquent évidemment pas tout. Dans ce moment de crise aiguë, la contextualisation des faits a d’autant moins relevé de l’évidence – et c’est un euphémisme -, qu’elle est sapée depuis des décennies par le traitement journalistique ordinaire. En dehors de tout événement sortant de l’ « ordinaire », le conflit opposant Israël aux Palestiniens passe en effet sous les radars des médias dominants. Un (non) traitement qui laisse précisément dans l’ombre l’ordinaire des Palestiniens, quand bien même cet ordinaire recouvre les violences systémiques (et multiformes) de l’oppression coloniale, le régime d’apartheid ou le blocus imposé à Gaza depuis 2005.

Extraits d’un article du magazine trimestriel Médiacritiques de janvier 2024, édité par l’association Acrimed.

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