Élites et légitimité

Ce qui a le plus fait défaut en effet, à l’immémorial débat sur le pouvoir, sa dévolution et son exercice, c’est une notion que la science sociale, tard-venue, a longtemps laissée a la juridiction de la théologie. Cette notion est celle de légitimité, c’est-à-dire l’idée que le pouvoir en place est fondé à s’exercer parce qu’il est l’émanation d’une puissance souveraine supérieure (traditionnellement transfigurée en pouvoir divin et transmise aux rois par le sacre et le saint chréme), qui lui fournit soutien et justification. Dans une République laïque, comme la France, c’est le suffrage universel qui est censé apporter au régime la légitimité dont il se prévaut.
C’est parce que les citoyens-électeurs sont censés avoir été consultés dans leur ensemble et avoir librement choisi leurs représentants que ceux-ci reçoivent en partage le pouvoir de se faire obéir. Les élections seules comptent en régime démocratique représentatif. C’est ce qui fait l’attrait et la supériorité de principe de ce régime sur tous les autres, en même temps que son défaut rédhibitoire, car depuis que les républiques démocratiques existent (quelque 2 600 ans pour le monde occidental) les classes dirigeantes ont su inventer toutes les ruses, même les plus malhonnêtes, pour piper les suffrages. On ne le sait que trop bien aujourd’hui. De sorte que même avec le suffrage universel et des scrutins officiellement réglementés, on est parvenu, comme cela a été maintes fois le cas sous la Ve République et celles qui l’ont précédée, à faire sortir des urnes un « État de droit » accaparé par un establishment bourgeois censé être l’émanation d’un « pays réel » coupé de ses classes populaires. Cette physionomie politique n’a jamais eu qu’une ressemblance plutôt lointaine avec la réalité sociologique mais grâce au remodelage esthético-politique du visage de la République, par les soins de ses énarques et autres experts en chirurgie politique (découpage de circonscriptions sur mesure, alliances, coalitions, apparentements, modes de scrutin, cens cachés dont les plus hypocrites sont déguisés en respectables différences culturelles ou naturelles, etc.).

C’est ainsi que dans les démocraties parlementaires bourgeoises, les responsables et les bénéficiaires des pires inégalités et privilèges n’ont cessé de se faire élire à la tête du « peuple tout entier » et ont fini par concentrer entre les mains des minorités ploutocratiques les pouvoirs extorqués par les urnes aux foules besogneuses et abusées. La présidentialisation du régime favorisant l’effet majoritaire a aidé à réinstaller dans une France qui fut le pays le plus révolutionnaire d`Europe, un régime « républicain » qui n’est plus que l’habillage légal du féodalisme de la finance. L’analyse de cette immense duperie serait inutile si elle omettait de dire expressément que, comme c’est le plus souvent le cas dans les situations de tricherie, de tromperie, d`escroquerie, etc., il faut que les victimes de ces manœuvres dolosives fassent preuve envers l’État tricheur, d’une complaisance qui devrait interroger davantage.

[…] la croyance instillée chez les dominés, de longue date, par les moyens d’une pédagogie qui associe la Famille, l’École, les Églises, la Presse, le Spectacle et le Café du Commerce, qu’il est de leur intérêt bien compris de faire confiance aux dominants (les
notables, les chefs, les savants, les compétents, les champions, les diplômés et possédants divers, bref, les « gens bien » qui briguent leurs suffrages) plutôt qu’à des gens comme eux (travailleurs démunis, sans naissance, sans diplôme et sans héritage).

Extraits d’un article dans le journal La Décroissance de mai 2025.

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