Ce que nous dit l’état d’urgence

Peut-on déserter une guerre globale ? Une guerre où les adversaires – le terrorisme et l’antiterrorisme – se nourrissent l’un l’autre en provoquant sidération et clivages pour mieux enrôler les populations sous leurs drapeaux ? Il faudra d’abord rompre l’hypnose.

Hors champ, une manif en soutien aux migrants scandait des slogans contre l’état d’urgence, et une semaine plus tard, sur la foi de clichés policiers, des participants seront convoqués au commissariat, soupçonnés « d’avoir commis ou tenté de commettre l’infraction de violation d’une interdiction de manifester prise dans le cadre de l’état d’urgence »…
Et dire que l’homme de l’Élysée somme les gens de continuer de sortir, consommer et visiter les musées par patriotisme ! Car l’affluence touristique aurait chuté de 40 %. Alors, business as usual, mais interdiction de manifester.
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Soudain la guerre a fait irruption dans Paris. Indicible violence. Néanmoins, la France guerroie depuis longtemps en Côte d’Ivoire, en Afghanistan, en Irak, en Libye, au Mali, en Centrafrique, en Syrie… Les 130 morts des attentats du vendredi 13 sont aussi les victimes collatérales de ces lointains conflits. Seulement 2,6 % des victimes du terrorisme depuis l’an 2000 sont des citoyens occidentaux, mais à Tripoli, à Ankara, à Beyrouth et même dans un hôtel à touristes et expat’ de Bamako, les morts n’ont pas le même poids médiatique, la même capacité à indigner l’opinion. Et cet aveuglant ethnocentrisme risque de se payer cher.
En 2004, les Espagnols avaient réagi autrement aux bombes de Madrid, qui avaient fait 192 morts dans des trains de banlieue. « Après le pire attentat de notre histoire récente, la réaction de notre peuple a été intelligente, décente et exemplaire, s’enorgueillit Pablo Echenique, député européen Podemos. D’abord – inévitablement – le deuil, le soutien aux victimes et à leurs familles, et la condamnation la plus ferme de ces sauvages assassinats et de ceux qui les avaient perpétrés. Parallèlement, très peu de réactions xénophobes, mais plutôt le contraire : on serre les rangs, en incluant la communauté musulmane. Deuxièmement, identification des véritables causes de ces événements et rejet massif des interventions militaires – ce rejet étant conçu comme l’unique stratégie valable pour en finir avec le terrorisme djihadiste. »
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En 2005, la dimension sociale des émeutes était encore identifiables, malgré la criminalisation et le focus ethnique des discours médiatiques. Aujourd’hui, le poison identitaire et religieux recouvre tout. Avec ou contre nous, disait Bush. Ici, en 2015, c’est pareil. Peut-être encore pire, puisque l’État français a intégré le choc des civilisations à son propre agenda domestique : la République est en guerre contre ses quartiers populaires. En quinze jours, dans ces zones souvent dites de non-droit, 1836 perquisitions ont été menées sans commission rogatoire sous couvert de lutte antiterroriste. Combien auront été lancées pour de simples affaires de stupéfiants ? Combien d’erreurs sur la personne et de situations humiliantes ? Sachant que « le djihadisme ne vient pas du communautarisme mais de la désocialisation » (Raphaël Liogier, Libération, 24/11/15).
« Daech puise dans un réservoir de jeunes Français radicalisés qui, quoi qu’il arrive au Moyen-Orient, sont déjà entrés en dissidence et cherchent une cause, un label, un grand récit pour y apposer la signature sanglante de leur révolte personnelle, précise Olivier Roy, spécialiste de l’Islam, dans Le Monde (24/11/15). L’écrasement de Daech ne changera rien à cette révolte. »
« Il ne s’agit pas de la radicalisation de l’islam, mais de l’islamisation de la radicalité. »
Et ce nihilisme kamikaze tend un miroir grimaçant au nihilisme occidental, de Breivik à Lubitz en passant par Séguéla et Kerviel – ma planète pour une Rolex, un 4×4 Hummer ou un iPhone.
L’état d’urgence, auquel nous préparait l’inutile présence de Vigipirate dans les rues depuis trente ans, pourrait devenir permanent. « La guerre sera longue », puisqu’elle est le disque dur du capitalisme ultime. La concentration bestiale des richesses oblige les États à prendre les devants sur d’inévitables troubles sociaux. En les dévoyant en guerre de civilisations et autres affrontements inter-religieux, les gouvernements repoussent d’autant l’échéance d’un soulèvement général contre l’injustice.

Extraits d’un article de Bruno Le Dantec dans le journal CQFD de décembre 2015.

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