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La dette, arme de domination
Erwan Manac’h : Votre analyse porte sur l’idée que la dette a joué un rôle structurant dans l’histoire. Pourquoi ?
Éric Toussaint : Dans toute une série d’événements historiques majeurs, la dette souveraine a été un élément dominant. C’était le cas, à partir du début du XIXe siècle, dans les États qui luttaient pour leur indépendance, en Amérique latine, du Mexique à l’Argentine, comme en Grèce. Pour financer la guerre d’indépendance, ces pays naissants ont contracté des prêts auprès de banquiers de Londres, dans des conditions léonines qui les ont entraînés, en réalité, dans un nouveau cycle de subordination.
D’autres États ont carrément perdu, officiellement, leur souveraineté. La Tunisie avait une autonomie relative dans l’Empire ottoman, mais elle s’était endettée auprès des banquiers de Paris. C’est clairement par l’arme de la dette que la France a justifié sa mise sous tutelle puis sa colonisation. Dix ans plus tard, en 1882, l”Égypte a elle aussi perdu son indépendance, d’abord occupée militairement par la Grande-Bretagne, qui voulait recouvrer les dettes contractées par le pays auprès de banques anglaises, avant d’être transformée en colonie.
Erwan Manac’h : Peut-on dire que la dette est employée à dessein, pour « verrouiller » des positions de domination d’un pays sur un autre ?
Éric Toussaint : Il ne s’agit pas d’un complot global et systématique. Lorsque les républicains indépendantistes grecs et latino-américains se sont rendus à Londres pour emprunter des fonds, ce qui allait advenir n’était pas prévu par la monarchie britannique. Mais les grandes puissances ont très vite perçu l’intérêt qu’elles pouvaient tirer de l’endettement extérieur d’un pays pour justifier une intervention militaire et une mise sous tutelle, à une époque où il était permis de faire la guerre pour récupérer une dette.
Erwan Manac’h : Vous vous arrêtez sur la crise de la dette grecque du XIXe siècle, qui présente, selon vous, des similitudes avec la crise actuelle. Pourquoi ?
Éric Toussaint : Les problèmes commencent à la suite de la première grande crise bancaire internationale, qui éclate à Londres en décembre 1825. Fragilisées, les banques ne veulent plus prêter, comme après la crise de Lehman Brothers en 2008. Les États naissants, comme la Grèce, avaient emprunté à l’époque dans des conditions si abusives, et les montants perçus étaient si bas par rapport à ceux réellement empruntés, qu’ils étaient incapables de rembourser leur créance sans un nouveau prêt. Ainsi, lorsque les banques arrêtent de prêter, la Grèce n’est plus en mesure de refinancer sa dette : ses remboursements s’interrompent en 1827.
C’est en cela que le « système dette » ressemble à celui d’aujourd’hui : les monarchies française, britannique et le tsar de Russie – la « troïka » – se mettent d’accord pour octroyer un prêt à la Grèce et lui permettre de naître comme État indépendant, ce qui les arrange, car cela déstabilise l’Empire ottoman.
En échange, ils signent en 1832 une « convention sur la souveraineté de la Grèce » que j’exhume dans mon livre.
Celle-ci crée une monarchie en Grèce, alors que les indépendantistes auraient souhaité une République. Le monarque choisi, Othon 1er, est un prince bavarois âgé de 15 ans, qui ne parle pas grec et n’a jamais mis les pieds dans le pays.
Le document stipule que cette monarchie a le devoir de consacrer comme priorité dans son budget le remboursement d’une dette contractée auprès des trois puissances via la banque Rothschild de Paris, afin que soient remboursés les banquiers londoniens. […]
Extrait d’un entretien entre Erwan Manac’h et Éric Toussaint dans l’hebdomadaire Politis du 16 au 22 novembre 2017.
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