Béton armé

Dans un petit ouvrage, le philosophe Anselm Jappe, théoricien de la « critique de la valeur » et fin masticateur de l’œuvre de Guy Debord, nous délivre une réflexion incisive sur cette « arme de construction massive du capitalisme », essentielle à l’édification de la modernité industrielle.
Attention ! Il faut distinguer le béton – mélange de ciment de sable et gravats dilué avec de l’eau – utilisé depuis au moins dix millénaires dans de multiples régions du monde et le béton armé, qui est l’alliance du béton et d’une armature en acier, inventée durant la deuxième moitié du XIXe siècle en Europe occidentale.
La durée de vie du premier peut être de plusieurs siècles voire millénaires : le Panthéon à Rome, construit il y a 2 000 ans, est toujours debout.
Le béton armé dure en moyenne 50 ans : « La durée de vie la plus courte parmi tous les principaux matériaux de construction, mis à part les matières plastiques et autres dérivés du pétrole ». Son armature, par l’effet de corrosion, finit par délabrer le béton, mais sa solidité autorise les constructions de plus vaste ampleur.
[…]

« L’architecture moderniste de l’après-guerre a introduit une nouveauté remarquable, constate Jappe, les pauvres déversent leur rage sur leurs propres habitations. Le lien entre grands ensembles et « dégradations » continuelles, quelle que soit leur ampleur, est si visible qu’on le considère maintenant comme inévitable, « naturel ». Il n’existe aucun témoignage sur de telles pratiques dans les taudis prolétariens du XIXe siècle. Le succès est indéniable : au lieu de s’en prendre aux maisons des riches, les « exclus » s’en prennent aujourd’hui à leur propre habitat, à leurs « cages à lapins » « . Il poursuit, dans une analyse qui entre en résonance avec notre actualité : « Contrairement aux classes populaires urbaines du passé qui considéraient leurs logements et leurs quartiers, pour misérables qu ‘ils fussent, comme « leur » monde à partir duquel ils pouvaient s’attaquer aux exploiteurs, les nouvelles « classes dangereuses » sont surtout dangereuses pour elles-mêmes. La haine et le mépris de soi ont remplacé la haine de classe et l’urbanisme et l’aménagement du territoire y sont pour beaucoup. »

Si le béton a renforcé le devenir-termitière des métropoles en se déversant partout sur Terre, il faut aussi s’interroger sur ce qu’il a remplacé et le rôle qu’il a pu jouer dans la perte des savoir-faire et le déclin de l’artisanat. Alors, nous croisons la route, dans le livre de Jappe, du remarquable polymathe anglais William Morris, critique de l’architecture moderne et défenseur d’une esthétique artisanale foisonnante, de l’architecte contemporain Jacques Fredet ou de l’Egyptien Hassan Fathy, qui pensent et mettent en pratique un renouveau des cultures vernaculaires dans les méthodes de construction.
À l’heure où les promesses sur l’ « éco-béton » se multiplient, notamment dans le cadre du Grand Paris Express, « Béton » d’Anselme Jappe est une lecture salutaire.

Extraits d’une recension de l’ouvrage Béton, arme de construction massive du capitalisme par Gary Libot dans Le chiffon de l’automne 2023.

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