Abayas, histoire d’un travail de l’opinion

Jusqu’à la fin des années 1980, le port du foulard ne pose aucune difficulté dans les écoles. Comment en est-on arrivés à une mesure aussi absurdement autoritaire que l’interdiction des abayas ?

C’est le résultat de décennies de matraquage idéologique. Jusqu’aux années 2000 – je l’ai moi-même vécu comme jeune prof -, le foulard fait partie du paysage scolaire et ne pose pas de problème particulier. Suite à l’ « affaire de Creil », le Conseil d’État émet un avis affirmant que la liberté d’expression des élèves prime et qu’en l’absence de tout prosélytisme actif ou de trouble à l’ordre public, son interdiction est illégale. L’idée est que l’école doit être un lieu d’expression libre pour les élèves. Ce qui est cohérent avec l’esprit originel de la législation sur la laïcité à la fin du XIXe siècle, qui n’impose une obligation de neutralité et de réserve qu’aux profs, aux locaux et aux programmes.
Or, à partir de 1989, un camp national-républicain, structuré autour du ministre Jean Pierre Chevènement et d’essayistes médiatiques comme Régis Debray, Élisabeth Badinter ou Alain Finkielkraut, lance une offensive « néolaïciste » qui, sous couvert d’un « retour aux sources » de la laïcité, en constitue en fait un dévoiement. Il s’agit d’une véritable révolution conservatrice.
Mais en 1994, quand François Bayrou, alors ministre de l’Éducation nationale, publie une circulaire contre le port du voile, à l’origine de nouvelles exclusions, toutes les élèves exclues qui émettent un recours obtiennent gain de cause.

Il est toujours difficile de dire pourquoi une situation finit par basculer…
C’est d’abord le résultat d’une lepénisation ininterrompue du champ politique, puis du contexte post-attentats du 11 septembre 2001. Il faut observer que chaque flambée d’islamophobie médiatique profite d’une actualité internationale anxiogène : l’affaire de Creil suit la fatwa iranienne contre Salman Rushdie, la circulaire Bayrou est contemporaine de la « sale guerre » en Algérie. Ce qui est une manière de désincarner le débat en le déplaçant sur le terrain symbolique d’un « non au voile » renvoyant aux situations atroces qui ont lieu à Alger, à Kaboul, à Téhéran, et qui n’ont strictement rien à voir avec ce qui se passe en France.
De la révolte légitime contre l’imposition violente du voile, on glisse à une violence symétrique : l’imposition violente du dévoilement.

Ce qui se passe entre 1989 et 2003, c’est aussi que la partie de la gauche qui refusait toute exclusion est devenue de plus en plus minoritaire. Beaucoup de personnalités politiques ou médiatiques retournent leur veste, souvent par opportunisme.
SOS Racisme cesse en 1994 de soutenir les lycéennes voilées, tandis que Ni putes ni soumises change de position en quelques semaines à l’automne 2003 : sa dirigeante Fadela Amara, qui avait exprimé publiquement son opposition radicale à une interdiction qu’elle jugeait irresponsable, soutient ensuite fermement ladite interdiction. À l’exception des Verts et d’une partie du Parti communiste (PCF), tout le monde politique se livre à une surenchère « voilophobe ».

L’histoire politique de cette séquence reste à écrire, mais il faut insister sur le fait que cela n’a rien à voir avec une « demande sociale », en tout cas pas une demande populaire : tout est parti d’en haut, de la classe dirigeante.
Les données de terrain montrent que ni les profs ni l’administration ne réclamaient l’interdiction. Pendant ce temps, les propositions de loi se succédaient à un rythme soutenu au Parlement.

On voit bien comment l’opinion a été « travaillée » par le matraquage médiatique. Au printemps 2003, pro- et anti-interdiction sont presque à égalité dans les sondages : 49 % pour, 44 % contre. À la fin de l’année, 69 % des sondés se déclarent pour l’interdiction, 29 % contre. Dans mon livre Le voile médiatique, j’ai montré que l’évolution de l’opinion a été strictement proportionnelle au nombre d’articles sur le sujet dans les grands médias dans le mois précédent chaque sondage ».

Extrait d’un entretien de Pierre Tevanian dans le journal CQFD d’octobre 2023.

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