National-libéral

Un phénomène révolutionnaire est « apparu » – en fait, préparé de longue date – en Occident à compter des années 1950. Les machines industrielles, prenant en charge de façon croissante nos efforts, se sont trouvées en situation de déterminer la finalité de nos sociétés : l’accroissement sans fin du capital technique pour produire toujours plus de machines, toujours plus complexes. Les hommes devenus plus dépendants de celles-ci pour leur vie quotidienne, ont été amenés à se mettre entièrement à leur service. Une question, radicalement nouvelle, s’est ainsi posée aux sociétés humaines : quelles institutions économiques instaurer pour garantir l’expansion industrielle sans limites.
Pour un de ses plus fins connaisseurs – Günther Anders -, le national-socialisme fut une réponse possible : la mise au pas délibérée de la société politique par la société technicienne. Dans ce régime, les humains n’avaient plus que deux rôles possibles : être de parfaits rouages de la puissance technique et scientifique ou des déchets à éliminer. La force du national-socialisme était de se présenter comme « la nature qui se défend » considérant que sa puissance technicienne s’intégrait parfaitement – comme le prolongeant – dans l’ordre naturel fait de races, de territoire vital – le Lebensraum -, de prédation, de domination des faibles par les forts, etc. Après sa défaite militaire, et après l’échec des socialismes, c’est le libéralisme qui s’est révélé le régime le plus approprié à la progression sans fin des machines. Pour cela, la recherche coûte que coûte du taux de profit le plus élevé possible, la soumission du travail dans l’emploi, la consommation de masse, l’absence de finalité au travail autre que l’accumulation du capital – ce qui n’était pas le cas, au moins en théorie, pour le socialisme – sont en effet prodigieusement efficaces. Je ne crois pas que ce point souffre grande contestation. De même qu’il n’est guère discutable que celui-ci a les faveurs d’une écrasante majorité de la population du pays, manifestement ravie d’être conduite par des voitures et guidée par des GPS.
Pourquoi alors, dans ces conditions, les électeurs ne plébiscitent-ils pas davantage les partis progressistes-techniciens (gauche plurielle, droite républicaine et synthèse macronienne) qui mènent à bien ce programme d’industrialisation sans limites ? La raison en est que nombre de Français rechignent de plus en plus à certaines de ses conséquences, pourtant inéluctables : vie moderne insensée, mondialisation destructrice, mise au rebut d’humains inefficaces (chômage, précarité, bas salaires), mise au pas libérale de précieuses institutions anticapitalistes (hôpital public, Sécu), prédation des ressources naturelles, etc.
Voilà un terreau fertile pour le national-libéralisme. Lequel ne conteste pas une seule seconde le monde-machine – « La croissance, la croissance, la croissance » psalmodie, tel un possédé, ce qu’il est (comme nous tous), Jordan Bardella – mais prétend le mettre au service exclusif des Français (« de souche » [sic]). Pour cela, il s’agirait de « protéger notre économie de la concurrence déloyale et de revoir les accords de libre-échange qui ne respectent pas les intérêts de la France ». Lorsqu’il n’est plus nulle part question de révolution politique, donc d’abattre le monde-machine, mettre celui-ci au service de la France est en effet la seule option a priori rationnelle (quoique immorale). D’où le succès du RN. Il n’y a qu’un seul problème : c’est impossible.

Car, servant les intérêts du monde-machine, le libre-échange apporte aussi grande satisfaction à tous les Français qui le servent au mieux, comme producteurs – tels les dirigeants de la FNSEA, les techniciens de l’industrie d’armement exportatrice, les ingénieurs du numérique mondialisé (pléonasme), etc. – ou comme consommateurs (ravis d’acheter des marchandises à bas prix – nous tous !). Les « gagnants » français au libre-échange sont donc légion et se trouveraient immanquablement lésés par toute mesure mettant sérieusement des bâtons dans les rouages de l’économie mondialisée. C’est pourquoi encore la création d’un « fonds souverain français » qui orienterait l’argent des épargnants « vers des secteurs stratégiques et l’innovation : les technologies de santé » (les vaccins génétiques ?), le « nucléaire et l’armée » (avec un budget porté à 55 milliards d’euros) suppose l’expansion machinique mondialisée (la croissance). Car une telle politique de réindustrialisation n’est envisageable que si nous sommes en mesure d’exporter nos marchandises innovantes (EPR, armes, vaccins, etc.) pour baisser leurs coûts, les produire efficacement. D’où aussi, inévitablement, la croissance des importations des marchandises indispensables à la fabrication du made in France. Il est donc probable que le national-libéralisme parvienne bientôt au pouvoir tant il répond à de réelles attentes populaires. Et il est certain de ne pas être appliqué tant ces dernières sont incohérentes. Dans quelle aventure nous entraîneront ses dirigeants pour masquer son échec ? Qui en paiera le prix fort ?

Article de Denis Baba dans le journal La Décroissance de juin 2024.

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