Pourquoi vous devriez vous informer autrement ? La réponse dans cette vidéo.
L’État construit la défiance massive de la jeunesse
Très régulièrement, le débat revient comme un boomerang. À l’occasion d’un vêtement jugé religieux porté dans l’enceinte de l’école, d’une bavure policière dans les quartiers populaires, de l’agressivité des jeunes envers les institutions : les adolescents, principalement issus de l’immigration, sont pointés du doigt. Ils ne feraient pas convenablement état de leur appartenance à la nation française. En n’aimant pas suffisamment la République, sa laïcité, son école et sa police, ils ne joueraient pas le jeu national et provoqueraient une scission dans la nation.
Sebastian Roché a dirigé plusieurs enquêtes auprès de la jeunesse française : Polis, en 2012, porte sur 14 000 collégiens et lycéens, et UPYC, en 2015, recueille la parole de 10 000 collégiens. Ses résultats, parus en 2020 dans La Nation inachevée (éd. Grasset), donnent à voir une tout autre réalité. Ils mettent à mal cette vision accusatrice pour renvoyer la balle à l’envoyeur : par l’irrespect du triptyque de la République et des valeurs qu’elle proclame, l`État construit la défiance massive de la jeunesse. […]
La police, de son côté, ne fait pas historiquement partie de l’imaginaire du régime politique français. Mais, depuis quelques années, les chefs d’État et les ministres érigent la police en pilier de la République, devenue une sorte de religion. Se développe un culte de la police. Aujourd’hui, on peut être accusé d’ « anti-police », comme si c’était un crime de penser quelque chose de négatif de la police. Elle devient quelque chose de sacré. […]
La majorité des jeunes déclarent être français et autre chose. C’est très visible dans nos résultats et très mal compris dans le débat politique actuel. Il y a deux identifications: l’une culturelle et l’autre de destin. La nation, c’est à la fois la communauté d’où l’on vient et la communauté politique vers laquelle on va.
Les enfants de milieux modestes issus de l’immigration sont attachés à leur pays d’origine par leurs parents. Il n’existe pas de mystique d’un pays : on connaît un pays à travers les rencontres qu’on fait. Ces jeunes connaissent donc la France par le rapport qu’ils ont à l’administration, à la police et à l’école. Ils ont une forte aspiration à devenir français, très souvent freinée par l`échec scolaire et la discrimination policière. Cette réalité touche tous les habitants des quartiers populaires, même lorsqu’ils sont blancs.
Les enfants des classes supérieures sont attachés à une identité extérieure par leurs projections d’avenir. Ils se projettent dans des Erasmus, ou comme cadres dans l’Union européenne, etc.
Il y a donc une convergence non organisée entre le bas de l’échelle sociale, qui tire de ses origines son appartenance plurielle, et le haut de l’échelle sociale, qui, par sa destination professionnelle, se sent aussi pluriel.[…]
Le sentiment d’appartenance à la collectivité politique est la somme d’expériences positives et négatives, d’émotions cumulées. La manière dont la police agit a un effet direct sur la croyance dans la démocratie et sur le sentiment national.
Par exemple, à l’école, des policiers font de la prévention, expliquent les risques de la conduite d’un deux-roues ou des produits psychotropes. On voit dans nos études que les enfants qui ont ce contact positif avec la police se sentent davantage français, croient plus dans la démocratie et dans l’utilité du vote. Ce contact renforce leur attachement.
Au contraire, des qu’ils sont confrontés à des contrôles de police fréquents, tous les bénéfices de cette socialisation en classe sont perdus. Les jeunes bousculés, humiliés, méprisés à l’occasion de contrôles de police répétitifs ne peuvent plus recevoir de manière bénéfique le discours policier.
Les policiers pensent que de bonnes interactions dans des lieux privilégiés comme les écoles ou Raid aventure effacent les émotions négatives. C’est faux. Ces émotions dominent et affectent fortement la croyance des jeunes dans leur possibilité d’influencer le système politique par le vote. La mauvaise police a un effet corrosif sur la démocratie.
Extraits d’un entretien de Sébastien Roché réalisé par Nadia Sweeny dans Politis du 03 novembre 2022.