Le tourisme est une industrie de la compensation

Vadrouillant en Asie du Sud-Est, j’ai été souvent saisie par le productivisme des autres touristes dont je croisais la route. La plupart d’entre elles et eux alternaient journée de visite et de transport. Les moyens de déplacement n’étant pas spécialement rapides ni confortables dans la région, ce choix me semblait aberrant. La collectionnite touristique implique un rythme de visites intense. Que le voyage fasse deux semaines ou deux mois, le rythme est le même: c’est l’étendue de la visite qui s’é1argit. Il faut maximiser l’investissement ; pour tout voir et tenter d’épuiser une destination, mieux vaut se lever tôt.

C’est que les voyages, c’est du boulot, et même un sacré travail d’organisation : billets de train ou d’avion, réservations d’hôtel, arrangements avec la famille ou les copain-es qui hébergent, recherche d’activités pour découvrir ou se distraire… Tout cela demande un capital économique, social ou culturel qui n’est pas universel. Voyager est une compétence, c’est d’ailleurs pour ça que les diplômé-es glissent leurs périples lointains dans leur CV.

À l’inverse des vacances des classes intermédiaires, pour des personnes de classe populaire (et spécialement celles qui vivent dans une maison avec jardin), le non-départ peut faire l’objet d’un choix. Celles-ci apprécient un temps « ni totalement domestique, ni totalement vacancier, mais différent par les rythmes, les activités et les sociabilités plus déliés et plus choisis qui l’organisent », explique Pierre Périer dans une enquête auprès des bénéficiaires de la CAF. Il souligne au passage que ce type de dispositions vacancières est propice à une plus grande qualité de liens familiaux.

Au plus froid de l’hiver, dans le métro parisien, la publicité d’un voyagiste montre un bébé sur une plage et invite les mamans et papas qui étaient trop occupé-es jusqu’à présent pour remarquer son existence : « Partez à la rencontre du soleil et même du petit dernier ». Une autre vend du temps libéré avec la personne qui partage déjà votre vie – à condition d’en avoir une, de vie : « Retrouvez le temps de faire crac-crac. » L’industrie du tourisme nous vend ce que nous avons déjà (des proches) mais accessibles uniquement à condition d’aller loin. Et qu’importe qu’il faille un jour revenir. La publicité d’une compagnie d’aviation low-cost mettait en scène à l’automne la genèse d’un voyage : « Je déteste mon boss. » Et après : « Je le déteste toujours mais avec un joli bronzage. »

Il est loin, le temps des pubs qui vendaient du rêve et de l’évasion. On se contentera désormais d’oublier pendant quelques jours qu’on est au service du capital. Ces représentations décomplexées s’amusent du constat (partagé avec les consommateur-ices disposant du surplus de revenu nécessaire pour voyager) qu’on ne peut pas vivre autrement et qu’on a de la chance de pouvoir s’extraire un instant de vies faites d’impuissance fataliste et de manque de temps pour élever ses enfants. Comme si mener au quotidien des vies équilibrées et riches de liens était devenu impensable.

Le sociologue et spécialiste du tourisme Rodolphe Christin le résumait dans les pages de CQFD (dossier d’été 2018) ; « On entend souvent les gens dire : « Il faut que je parte en vacances sinon je vais péter un câble. J’ai besoin de me ressourcer. » Ces réflexes nous renvoient à nos conditions de vie devenues invivables. À tel point qu’on part oublier son quotidien dans des espaces produits à cet effet. Le tourisme est une industrie de la compensation : je souffre, je travaille toute l’année, donc je m’octroie ces quelques semaines de répit ».

Extrait d’un article d’Aude Vidal dans le mensuel CQFD de juillet 2024.

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