Pourquoi vous devriez vous informer autrement ? La réponse dans cette vidéo.
Le mythe des trente glorieuses
Retour à la fin des années 1970. Alors que la gauche mitterrandienne se prépare à gagner les élections présidentielles de 1981, une brochette d’intellectuels conservateurs et d’économistes libéraux est en position de combat depuis le début de la décennie pour fusiller le Programme commun. Parmi eux, Jean Fourastié est certainement l’un des économistes les plus connus du grand public : ses livres se vendent à des centaines de milliers d’exemplaires, il publie régulièrement dans Le Figaro pour étriller la gauche et disserte volontiers à la télévision sur le progrès technique et la productivité. La publication de son livre Les Trente Glorieuses chez Fayard en 1979 s’inscrit donc dans une stratégie visant à réconcilier les masses, dont une frange importante est attirée par les idées socialistes et communistes, avec une certaine rationalité économique libérale et pro-capitaliste. « L’économie française souffre sérieusement du manque de connaissances économiques du peuple français et de ses classes dirigeantes, écrit Jean Fourastié, et du climat politique de revendications incessantes et de contestation ininterrompue qui en résulte. »
Cette inculture en matière économique du peuple français nourrit selon notre économiste deux croyances populaires que son livre entend démonter : « l’augmentation du niveau de vie du peuple vient d’une meilleure justice sociale » et « l’augmentation du niveau de vie provient de la force syndicale de revendication et de la force politique de l’opposition de gauche ». Mirages gauchistes selon Jean Fourastié : non seulement toute entreprise de justice sociale est malvenue car « l’inégalité est le fait majeur de la biologie », mais le déterminant principal de l’accroissement du niveau de vie est le progrès technique. Ainsi, il faut se débarrasser de toute pratique et discours politique qui n’implique pas une amélioration de la productivité. La grève pour augmenter les salaires et le pouvoir d’achat ? Il ne s`agit selon Fourastié que « d’un moyen grossier et coûteux d’arrangements discontinus [qui] participe au mouvement d’inflation ». Lutter contre le travail à la chaîne ? Généralisé en France à partir des années 1950, il est décrit par Fourastié dans son livre comme ayant pour « moteur le progrès scientifique et pour conséquence le progrès social ».
La thèse générale de Fourastié -le progrès technique comme ultime facteur de l’accroissement du niveau de vie – constitue ainsi un habile plaidoyer pour rémunérer le capital plutôt que le travail. C’est pourquoi, parmi les différents indicateurs que Fourastié retient pour sonner la mort des « Trente Glorieuses » – outre la rareté des matières premières et de l’énergie sanctionnée par la crise pétrolière de 1973 -, on retrouve en première position des « coûts salariaux trop élevés » suivi des lois de protection de l’emploi, comme « l’interdiction de licencier [qui maintient] des emplois inutiles ». Conclusion d’autant plus amère que si l’économiste énumère longuement dans son livre toutes les avancées sociales et économiques des « Trente Glorieuses », c’est pour préparer ses lecteurs à la « fin des temps faciles » et anticiper le tournant libéral des années 1980.
Ainsi un mythe est né. Grand succès dès sa théorisation, le concept de « Trente Glorieuses » quitte rapidement le giron de l’économie pour s’élever en légende dorée et intègre le roman national. Adoptée de manière paresseuse par nombre d’historiens, l’expression est introduite dès 1983 dans les manuels scolaires et reste de nos jours au programme d’histoire du collège.
Dans le livre collectif Une autre histoire des Trente Glorieuses paru en 2013, les historiens de l’environnement Christophe Bonneuil et Stéphane Frioux noircissent le tableau idyllique peint par Fourastié en proposant de requalifier ces années en « Trente Ravageuses ».
Début d’un article dans un hors-série de Socialter (automne 2024).