La lutte des classes revisitée

[…]traiter le vote RN d’exutoire malencontreux à un sentiment d’abandon revient à faire l’impasse sur son attractivité. Il n’est assurément pas question de nier que l’essor de l’extrême droite est étroitement corrélé aux transformations du travail, à la libre circulation du capital ou à la propagation de discours anxiogènes dans l’espace public. Pour autant, on ne peut comprendre ce qui amène tant d’électeurs et d’électrices à se reconnaître dans le portrait que l’ex-Front national dresse de leur condition sans s’interroger sur les ressorts internes de son succès. Plutôt que de se borner à évoquer la détresse que le parti exploite, rendre compte de la fidélité dont il bénéficie suppose de s’intéresser aux satisfactions dont il est le vecteur – soit à l’intelligibilité qu’il procure et aux espoirs que celle-ci fait naître.

Dans un entretien datant de l’entre-deux-tours de la présidentielle de 2022, le sociologue Didier Éribon affirmait que glisser un bulletin Le Pen dans l’urne est un acte qui s’inscrit désormais dans un habitus de classe. Autrement dit, donner sa voix au parti d’extrême droite participerait de l’entretien d’une culture commune. Encore faut-il se demander comment les électeurs du RN conçoivent le groupe social auquel ils appartiennent mais aussi à qui ils font grief du sort injuste qui leur est réservé, tant il est vrai que la représentation d’une lutte est constitutive de toute conscience de classe.

Pour les marxistes, on le sait, les travailleurs puisent leur solidarité dans les intérêts qu’ils partagent et qui les opposent aux propriétaires de capitaux. Consubstantielle au salariat, la relation entre les deux classes relève de l’exploitation et repose sur la marchandisation du travail. Les salariés sont en effet payés au prix que le marché réserve à une marchandise appelée force de travail, et non à la hauteur de la valeur créée par leur labeur. La réappropriation de la plus-value ainsi captée par leurs employeurs constitue donc l’enjeu de la lutte où se forge leur conscience de classe.
Tout autre est l’antagonisme mis en avant par le parti de Marine Le Pen : plutôt qu’aux tensions structurelles entre rémunération du travail et rendement du capital, il renvoie à une opposition de nature entre producteurs et parasites. Les premiers, qui comptent dans leurs rangs des chefs d’entreprise, des indépendants et des salariés, contribuent à la richesse nationale par leurs investissements, leur activité professionnelle et leurs impôts. Les seconds, qui sont tantôt des spéculateurs impliqués dans la circulation du capital, financier ou culturel, et tantôt des « assistés » bénéficiant de la redistribution des revenus et des droits, ne prospèrent qu’en accaparant le produit des efforts d’autrui.

Fondée sur la « valeur travail » – lointain rejeton de la théorie classique qui fait du travail le fondement de la valeur -, la division de la société en contributeurs méritants et en prédateurs oisifs s’accompagne d’un imaginaire où le progrès social prend la forme de l’épuration. Là où l’émancipation selon Karl Marx suppose l’avènement d’une classe dont les intérêts particuliers sont ceux de l’humanité tout entière, la révolution nationale qu’une formation telle que le RN appelle de ses vœux vise au contraire à restaurer une communauté saine et productive grâce à l’expulsion des éléments parasitaires infiltrés en son sein.

[…] La gauche éprouve en effet quelque gêne à identifier des parasites d’en bas, tandis que la droite libérale n’est pas spontanément portée à dénoncer des parasites d’en haut. […]

Les électeurs lepénistes, relatent les chercheurs qui prennent le temps de les écouter, rapportent volontiers leur choix à la défense d’un droit de disposer des fruits de son travail ; droit auquel les Français seraient majoritairement attachés mais dont les agissements de certaines minorités entraveraient l’exercice. Telle qu’elle ressort de ces entretiens, la racialisation des fauteurs d’abus apparaît alors comme une forme de surlignage de la frontière morale derrière laquelle les enquêtés aspirent à faire société.
Sans doute les personnes interrogées reconnaissent- elles que la superposition des souches et du mérite n’est pas parfaite – notamment parce que des « Gaulois » se retrouvent aussi bien parmi les « assistés » qui vivent aux frais de la collectivité que chez les nantis qui « se gavent » aux dépens des autres contribuables. Reste que, selon elles, ces exceptions ne sont là que pour confirmer la règle ou, mieux encore, pour attester d’une contamination par osmose. Ainsi les natifs qui optent pour le chômage ne feraient-ils qu’imiter les allocataires étrangers qu’ils ont sous les yeux, tandis que les riches qui s’exemptent des règles communes n’auraient en réalité d’autre domicile que le milieu hors-sol des financiers transnationaux.

Extraits d’une recension de Producteurs et parasites. L’imaginaire si désirable du Rassemblement National dans Politis du 29 août 2024.

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