Pourquoi vous devriez vous informer autrement ? La réponse dans cette vidéo.
Gentil colibri inoffensif
De nombreux livres annoncent d’un air badin l’avènement d’une révolution, paisible et silencieuse. (…) « la prochaine révolution a déjà commencé ». De quoi s’agit-il ? D’un énième slogan publicitaire tonitruant qui annonce la mise sur le marché d’un nouveau téléphone portable ? Non, d’un « mouvement de fond » dans « une France qui se réinvente par le bas ». De projets citoyens qui multiplient « les chemins vers une société conviviale, démocratique et soutenable ». D’oasis d’humanité qui font naître « un monde coopératif, démocratique, partageur et respectueux de la nature ». (…)
Ce genre de propos enjoués fait fureur ces dernières années, porté par un indéniable engouement éditorial. De nombreux ouvrages, documentaires, articles de presse sortent pour célébrer ces « petites révolutions » locales.(…)Dans la crise existentielle que nous traversons, nous cherchons des branches auxquelles nous raccrocher, quelques belles histoires pour mieux dormir la nuit et ne pas nous enfoncer dans le désespoir mortifère. Cette recherche est louable, car il faut être sacrément blindé pour ne pas sombrer quand s’amoncellent les mauvaises nouvelles, quand le monde tel que nous l’avons connu se défait sous nos pieds, quand nos certitudes se dérobent, quand toutes les illusions de croissance infinie, d’avenir radieux, de plein emploi et de bonheur par la consommation s’effondrent lamentablement. Alors que l’économie a modelé les rapports sociaux, influencé notre propre état d’esprit et que l’hédonisme marchand a été érigé en idéal par une publicité qui imprègne chacun depuis l’enfance, leur faillite ne peuvent que déstabiliser et désemparer. (…)
La moitié des français se voient déjà contraints de restreindre leur consommation. Mais la désaccoutumance se fait dans la douleur ; le Credoc nous apprend ainsi qu’une écrasante majorité a l’impression d’être en manque : « En 2013, 70 % des Français choisiraient plus d’argent s’ils avaient à choisir entre plus de temps libre ou plus d’argent. Ce taux n’a jamais été aussi élevé en 17 ans. »
Quand plus des deux tiers de la population aspirent encore et toujours à travailler plus pour gagner plus pour consommer plus, il paraît pour le moins hasardeux d’affirmer, comme le fait Bénédicte Manier, que nous sommes entrés dans une ère « post-matérialiste » et de « post-consommation » faite de simplicité, de coopération, de créativité, de bien-être, d’autonomie, en dehors du tout-marchand. (…)
Prétendre qu’aujourd’hui une partie des classes moyennes, avec comme figure de proue les soi-disant « créatifs culturels », a « pris du recul vis-à-vis de la société de consommation », et que beaucoup sont devenus des « non-consommateurs », c’est adapter la réalité à ses rêves. Non, nous sommes loin d’avoir pris collectivement le chemin de la sobriété heureuse, alors que l’Agence internationale de l’énergie montre que les privilégiés des pays riches consomment au contraire toujours plus d’énergie pour alimenter leurs modes de vie.
De même, s’enthousiasmer devant l’essor de l’agriculture urbaine alors qu’elle reste anecdotique et que la moindre rupture des flux de marchandises se traduirait en quelques jours par une famine dans les métropole sous perfusion, c’est se voiler la face. De même quand on s’extasie devant l’installation d’un maraîcher bio alors que dans le même temps la paysannerie est décimée. De même quand on se réjouit de voir se diffuser un mouvement comme slow food alors que dans le même temps 87 % des enfants sont tellement habitués à la nourriture industrielle qu’ils ne savent pas reconnaître une betterave. De même quand on estime que 200 000 personnes qui viennent prendre un panier à l’Amap fomentent une révolution alors que dans le même temps 98 % de la population va faire ses courses en supermarché. (…)
Le discours qui se contente de la dimension localo-locale trouve vite ses limites et peut parfaitement s’intégrer dans l’idéologie libérale dominante, si bien narrée par Olivier Le Naire : « Paradoxalement, le changement collectif, la solidarité procéderaient donc de l’addition d’une multitude de choix individuels, et non plus d’un élan national… » Thatcher n’aurait pas dit mieux. Il n’y a plus de société, seulement des individus qui font des petits gestes. Des agents qui s’ajustent sur un marché. Une juxtaposition de comportements atomisés. Ce n’est pas un hasard si la rhétorique de Pierre Rabhi rencontre un tel succès à la fois dans les rangs d’écolos sincères, mais aussi auprès de têtes couronnées comme la princesse de Polignac, de publicitaires comme Séguéla ou de libéraux trans-humanistes comme Attali, qui tous l’écoutent avec bienveillance. (…)
Ce modèle de la société du « bottom-up » où toute « évolution positive » doit émerger d’en bas, où l’économie prime et où le politique est désavoué, convient parfaitement au capitalisme, (…)
Il est temps de négativer. De s’opposer à la grande communion lénifiante. De prendre position dans l’arène politique, de porter ses idées dans l’espace public, d’instiller du conflit dans le consensus mou et de rappeler qu’une société est faite de tensions, d’intérêts divergents, de rapports de force. Car l’affable colibri ne suffira pas à corriger la trajectoire mal embarquée que deux siècles de croissance nourrie aux énergies fossiles nous a fait prendre. Pierre Rabhi le reconnaît lui-même : les petites gouttes que le gentil piaf dépose avec son bec n’y font rien, à la fin la forêt brûle.
Extraits d’un article de Pierre Thiesset dans La Décroissance de novembre 2014.