Pourquoi vous devriez vous informer autrement ? La réponse dans cette vidéo.
Gauchistes et médias bourgeois
Quand on est partisan de plus de justice sociale voire d’un changement de société, soyons fous, intervenir sur un média télévisé n’est pas une promenade de santé. […]
Si vous êtes invité à une émission de télévision, c’est sans doute pour une mauvaise raison. Les programmateurs d’émissions travaillent à flux tendu, leur objectif est de constituer des plateaux déséquilibrés mais pas trop : pour trois personnalités de droite, il leur faut un contradicteur de gauche. C`est le ratio que j’ai constaté à chacun de mes passages télévisés. Cela doit être une règle que l’on apprend en école de journalisme – « un gauchiste vaut trois droitards » – et ne le prenons pas mal : c’est assez flatteur, et plutôt réaliste. Et franchement, c’est la meilleure configuration : rien de pire qu’être affligé d’un pseudo-allié de gauche, du type éditorialiste de L’0bs, universitaire socialiste ou ce genre de débris du siècle dernier.[…]
Une fois sur le plateau, le vrai match commence et il n’y a qu’une seule règle : tenter de choper la parole et dérouler une tirade claire et démonstrative qui prend à contre-courant le cours initial de la discussion.
Mais attention : de façon verbale ou non verbale (ricanements, soupirs, raclements de gorge), vos contradicteurs tenteront de vous faire payer vos écarts au train-train ordinaire du jeu médiatique.Ce jeu a un cadre clair : celui des institutions et du régime de propriété existants. Vous questionnez la légitimité du président de la République ALORS QU’IL A ÉTÉ ÉLU ? Le plateau va ruer dans les brancards. Vous questionnez le droit des actionnaires à ponctionner les richesses produites par le travail ? Vous dépassez les bornes. Vous parlez de classes sociales, de bourgeoisie, de possédants ? Ça suffit, on ne vous a pas fait venir ici pour ça. Il faut donc s’attendre à être rapidement disqualifié du jeu une fois votre bombe lâchée mais il ne faut surtout pas se laisser couper la parole : l’animateur de l’émission ne vous la rendra pas, ne vous imaginez pas qu’il y a une quelconque justice dont vous pourriez bénéficier. Vous êtes avant tout un intrus.
Il faut choisir : voulez-vous lâcher la bombe ultime qui fera de vous une persona non grata sur cette chaîne (et potentiellement les autres, ce petit monde fonctionnant en vase clos) ou non ? Si vous êtes plutôt partisan du « one shot », alors voilà ce que vous pouvez faire : alignez les personnes présentes sur le plateau en exposant leurs origines sociales et leur niveau de revenu au moment où elles commentent la nécessité pour les Français de « faire des efforts ». J’ai toujours rêvé de le faire, mais il faut du cran.
La seule fois où j’ai approché cet idéal d’action médiatique c’était face au réalisateur Mathieu Kassovitz qui, du haut de sa fortune, commentait la stratégie des « gilets jaunes » et leur conseillait, d’un ton méprisant, de faire autre chose. J’avais eu l’outrecuidance de relever que cette leçon de révolution était peut-être malvenue de la part de quelqu’un qui payait l’ISF, ce qui m’a valu d’apparaître au « top 5 des clashes télévisés de 2018 » selon Le Figaro et de manquer de me faire casser la gueule par l’artiste fort contrarié qu’on évoque en direct son train de vie. Si une telle opération peut vous coûter votre prochaine invitation, c’est parce qu’elle attaque le dispositif lui-même, dont la violence sociale n’est que rarement dénoncée : dans un studio confortable, quatre ou cinq bourgeois et sous-bourgeois (celles et ceux qui sont la courroie de transmission idéologique des premiers) commentent d’un ton badin les politiques qui oppriment les classes laborieuses et légitiment la répression qu’elles subissent avec plus ou moins d’empathie. Quand on y pense, c’est délirant que des universitaires, des journalistes et des patrons soient ceux qui occupent nos émissions de télé pour parler de situations qu’eux et leurs proches ni ne vivent ni ne connaissent. Si nous avions des gens au Smic pour parler du niveau du Smic et des manutentionnaires pour parler de la retraite à 64 ans, on peut supposer que le niveau de réalité des débats serait bien meilleur.
Extraits d’un article de Nicolas Framont dans le hors-série « Manuel d’autodéfense intellectuelle » de Socialter.