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Contestations du progrès, de l’industrie et du productivisme
L`histoire est essentielle pour comprendre le temps présent, non pour apprendre de ses « leçons » mais pour saisir d’où viennent les structures, les systèmes, les habitudes et les représentations dans lesquels nous sommes, sans cette perspective, comme englués. L’histoire des luttes environnementales ouvre plusieurs pistes à notre réflexion et à notre action.
[…] nous avons été nourris par une histoire classique qu’on pourrait dire « pre-environnementale », qui fait le grand récit quasi positiviste des bienfaits du progrès et de la croissance, du productivisme, voire plus explicitement du capitalisme, dans une perspective téléologique.
Nous avons bu le lait d’une histoire des progrès de l’humanité vers la prospérité, d’un cheminement vers le mieux et le plus qu’on peut résumer dans cette formule qui s’impose chez les historiens médiévistes pour rendre compte des mutations qui affectent l’agriculture autour de l’an mil : « des hommes mieux nourris et plus forts ».
C’est encore plus net avec l’histoire de la révolution industrielle car, si le mot « croissance » n’est pas utilisé au XIXe siècle, en revanche les mutations techniques ont été perçues et représentées, par les contemporains comme par les historiens, comme les éléments fondamentaux d’un « progrès » longtemps demeuré quasi imperméable à la remise en question. Et il est clair pour beaucoup que ce progrès matériel est le socle d’un progrès moral et politique : il assure la liberté.
L’histoire des luttes environnementales montre que des contestations et des mobilisations entament précocement cette unanimité autour du productivisme et du progrès, suggérant un autre projet global pour l’humain, bref une autre politique. La pensée technocritique n’est pas nouvelle puisqu’elle est quasi contemporaine de la technique.
Déjà, chez des penseurs comme Rousseau, hostile à l’industrie naissante, l’écrivain suisse Rodolphe Töpffer, dès 1835, Proudhon et nombre de théoriciens du socialisme ou de l’anarchisme, se déploie la critique du machinisme et/ou de l’industrialisation assimilée à une idéologie bourgeoise. On la trouve aussi chez Michelet qui, anticipant sur Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, André Gorz et Günther Anders, voit dans l’usage des machines le « mal du siècle », une nouvelle servitude et condamne l’ordre social issu du machinisme. À quoi il faudrait ajouter les romans dystopiques qui, tout au long du XIXe siècle, décrivent un monde détruit par la croissance.
Cette pensée s’articule avec des luttes actives, des protestations contre la privatisation des communs en Grande-Bretagne aux contestations antinucléaires du XXe siècle, en passant par les luddites de 1811, les canuts lyonnais combattant la concurrence des manufactures et la résistance des Parisiens contre les voies express.
Cette histoire nous permet de mesurer à quel point la catastrophe écologique que nous vivons n’est pas le fait du hasard ou d’une fatalité. Qu’elle est bien le produit de choix politiques, de la construction d’un système, productiviste, utilitariste et extractiviste qui, en garantissant la prospérité à quelques-uns, a aussi aliéné le plus grand nombre et a précipité l’humanité tout entière dans le désastre, avec évidemment des différences capitales selon les régions du monde et les catégories sociales. Et que cette organisation peut être déconstruite d’abord, transformée ensuite.
Extrait d’un entretien de Anne-Claude Ambroise-Rendu dans un article du journal La Décroissance de juin 2023.