Accumulation et humanité

L’évolution moderne du mode de production capitaliste, marquée par les impératifs d’accélération et d’optimisation des profits, a été la cause structurelle essentielle de toute une série d’effets dont une des caractéristiques communes est l’indifférence grandissante au sort personnel des salariés réduits, le plus souvent, à n’étre plus que des variables d’ajustement dans les calculs de rentabilité d’une entreprise, autrement dit de pures abstractions sans signification autre que comptable. Il s’ensuit que la part grandissante du capital intellectuel investi dans le fonctionnement des structures sociales, n’a pas entraîné un surcroît d’humanité dans le traitement des accidentés de la concurrence généralisée. L’accroissement de la rationalité et de la rentabilité du travail a pu se traduire, jusqu’à un certain point, par un renforcement du souci de prendre en compte les intérêts d’autrui, spécialement quand il s’agissait d’un autrui potentiellement dangereux pour l’ordre établi (« classes dangereuses »). L’histoire contemporaine nous en offre une édifiante illustration avec l’évolution en deux temps, nettement différenciés, des mentalités dominantes dans le système capitaliste.

Dans un premier temps, tant qu’elles ont eu les moyens matériels, psychologiques et moraux de s’en occuper, les classes supérieures, possédantes et gouvernantes, ont laissé la nécessaire sollicitude pour les souffrances d’autrui à l’initiative privée et à l’aide caritative (aumônes, secours, bienfaisance, etc.), généralement soutenue par la foi des croyants de toute confession. Avec la propagation des lumières, la modernisation de la production industrielle et la laïcisation des pratiques, les sociétés « développées » ont progressivement abandonné les interventions du type de « Petites Sœurs des Pauvres », les « dames patronnesses », ou encore les « infirmières bénévoles », c’est-à-dire l’engagement charitable et compassionnel au service des pauvres et des souffrants, pour lui substituer les services publics de la Sécurité sociale et d’un système médico-social et assurantiel, institution dépendant aujourd’hui beaucoup moins des initiatives et des convictions personnelles, que de l’efficacité d’une politique nationale de la santé publique. Celle- ci reste beaucoup moins chaleureuse du fait de l’hypertrophie de la dimension administrative et de la dématérialisation gestionnaire. On ne peut pas dire que informatisation des dossiers ait vraiment renforcé la dimension humaine du « care » (le soin) Loin s’en faut.

L’affaiblissement du souci altruiste, (celui-ci continue néanmoins à animer des organisations humanitaires comme le Secours populaire, la Fondation Abbé Pierre, les Restos du Cœur, etc.) est certainement un des facteurs les plus agissants du sentiment de déréliction que la modernisation des pratiques inflige à un nombre toujours plus grand d’individus. Alors même qu’une pression démographique croissante et panurgique, les pousse à adopter des stratégies onéreuses, de fuite dans des paradis artificiels, ou de retrait dans des bulles de confort, que le grégarisme touristique transforme immanquablement en leur contraire, l’exemple des croisières où, en effet, « l’enfer, c’est les autres ») ; sans même parler de cette forme de retrait suicidaire que constituent les addictions innombrables aux antidépresseurs, aux drogues douces ou dures, à l’alcool, à la musique hypnotique, à la sexualité débridée et, plus largement, tous les procédés de déresponsabilisation et d’infantilisation massivement utilisés par l’industrie du divertissement.

Début d’un article d’Alain Accardo dans le journal La Décroissance de juillet 2024.

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