Abrégé du Capital

La manufacture révolutionne de fond en comble le mode de travail individuel, et attaque à sa racine la force de travail. Elle déforme le travailleur en développant de façon monstrueuse sa dextérité de détail aux dépens de tout un monde d’aptitudes productives, […]

Ce n’est pas seulement le travail qui est divisé, subdivisé et réparti entre divers individus, c’est l’individu lui-même qui est morcelé et métamorphosé en ressort automatique d’une besogne partielle, de sorte que l’on voit réaliser la fable absurde de Ménénius d’Agrippa, qui représente un homme comme simple fragment de son propre corps. Dugald Stewart nomme les ouvriers de manufacture « automates vivants employés aux détails de l’ouvrage”. […]

Originairement l’ouvrier vend au capitaliste sa force de travail, parce que les moyens matériels de la production lui manquent. Maintenant sa force individuelle de travail n’existe plus qu’à la condition d’être vendue. Elle ne peut plus fonctionner que dans un ensemble qu’elle trouve seulement dans l’atelier du capitaliste, après s’être vendue. De même que le peuple portait écrit sur son front qu’il était la propriété de Jéhova, de même la division du travail imprime à l’ouvrier de manufacture un sceau qui le marque comme la propriété du capital.

Aliénation versus émancipation

Storch dit : « L’ouvrier qui porte dans ses mains tout un métier peut aller partout exercer son industrie et trouver les moyens de subsister; l’autre (celui des manufactures) n’est qu’un accessoire qui, séparé de ses confrères, n’a plus ni capacité ni indépendance, et qui se trouve forcé d’accepter la loi qu’on juge à propos de lui imposer. »

Les puissances intellectuelles de la production se développent d’un seul côté, parce qu’elles disparaissent sur tous les autres. Ce que les ouvriers parcellaires perdent se concentre en opposition à eux dans le capital. La division manufacturière du travail pose en face d’eux les puissances intellectuelles de la production comme une propriété d’autrui et une puissance qui les domine.
[…]
Aussi pourrait-on dire que la perfection, en ce qui concerne les manufactures, consiste à pouvoir se passer de l’esprit, de manière que l’atelier puisse être considéré comme une machine dont les parties sont les hommes.
Et quelques manufactures, en effet, au milieu d u XVIIIe siècle, pour certaines opérations simples, qui constituaient un secret de fabrique, employaient de préférence des ouvriers à moitié idiots.

Adam Smith dit : « l’esprit de la plupart des hommes se développe nécessairement en conformité de leurs occupations de chaque jour. Un homme dont toute la vie se passe à exécuter un petit nombre d’opérations simples n’a aucune occasion d’exercer son intelligence. Il devient en général aussi stupide et ignorant qu’il est possible à une créature humaine de l’être. »
Après avoir dépeint l’abêtissement de l’ouvrier parcellaire, Smith continue ainsi : « l’uniformité de sa vie stationnaire porte aussi atteinte, naturellement, à sa hardiesse d’esprit ; elle détruit même l’énergie de son corps et le rend incapable d’appliquer sa force avec vigueur et persévérance à autre chose qu’à l’opération accessoire qu’il a appris à exécuter. Sa dextérité dans l’occupation spéciale à laquelle il est voué paraît ainsi avoir été acquise aux dépens de ses vertus intellectuelles, sociales et guerrières. Et dans toute société industrielle et civilisée, c’est là l’état où doit tomber nécessairement le pauvre, c’est-à-dire la grande masse du peuple”.

Pour empêcher la complète déchéance des masses populaires, résultat de la division du travail, Adam Smith recommande l’organisation par l’État de l’instruction pour le peuple, mais seulement à des doses prudemment homéopathiques. Son traducteur et commentateur français, Germain Garnier, plus conséquent, le contredit sur ce point : aussi bien ce traducteur devait-il devenir sénateur du premier Empire.
L’instruction du peuple, dit Garnier, heurte les lois primordiales de la division du travail, et en la donnant on proscrirait tout notre système social. « Comme toutes les autres divisions du travail, – dit-il – celle qui existe entre le travail mécanique et le travail intellectuel se prononce d’une manière plus forte et plus tranchante à mesure que la société (il emploie cette expression pour désigner le capital, la propriété foncière, et l’État qui les protège) avance vers un état plus opulent. Cette division, comme toutes les autres, est un effet des progrès passés et une cause des progrès à venir…
Le gouvernement doit-il donc travailler à contrarier cette division du travail, et à la retarder dans sa marche naturelle ? Doit-il employer une portion du revenu public pour tâcher de confondre et de mêler deux classes de travail qui tendent d’elles-mêmes à se diviser ? »

Extraits du livre « Abrégé du Capital de Karl Marx » de Carlo Cafiero.

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