Jusqu’où peut-on laisser faire le marché ?

Michael Sandel, professeur de droit à Harvard, s’est penché sur l’économie des passe-droits accordés aux individus, moyennant finance, à tous les moments de l’existence. Nous n’avons pas vraiment eu de débat sur la question, remarque-t-il. Jusqu’où peut-on laisser faire le marché ? Jusqu’où sert-il le bien public, à partir de quand l’érode-t-il ?
Aujourd’hui, on peut payer pour couper la file dans de nombreux lieux, comme les parcs d’attractions. Sur les autoroutes de Minéapolis, Seattle, San Diego et d’autres métropoles congestionnées des États-unis, on peut payer son accès à la voie rapide, à des tarifs qui fluctuent selon l’état du trafic. La possibilité d’acheter des privilèges s’est même étendue… à la prison : dans le comté de Santa Barbara, en Califormie, un détenu peut obtenir une cellule plus confortable pour 90 dollars par nuit.

Sandel relève également de nouvelles manières de gagner de l’argent pour les individus : servir de cobaye humain pour l’industrie pharmaceutique (autour de 7500 dollards, parfois davantage si le traitement est handicapant ou si des complications surviennent) ou louer ses services à des entreprises de mercenariat opérant au proche-Orient (1000 dollars par jour).

Dans cet inventaire de la marchandisation post-moderne, la démonstration prend un tour nouveau quand le juriste repère une transaction qui bafoue l’idéal démocratique américain. Elle a lieu tous les jours au Capitole de Washington. Les audiences du Congrès sont publiques, mais la queue pour y assister est interminable, à la grande frustration des lobbyistes. Des compagnies recrutent donc des gens pour faire la queue à leur place, moyennant rétribution. Ces individus, affirme Sandel, seraient en grande majorité des sans domicile fixe. Tout le monde devrait pourtant avoir un accès égal aux institutions, objecte-t-il.

La valeur que la société de marché met le plus en danger, selon lui, est la communality, le sens de la vie collective. Lui-même a grandi à Minneapolis au milieu des années 1960, et il était fan des Twins, l’équipe de base-ball de la ville. Au stade, toutes les places coûtaient à peu près le même prix : 3,50 dollars pour la tribune d’honneur, 1 dollar pour une place en virage. Patrons et employés faisaient la queue pour manger les mêmes hot-dogs et boire les mêmes bières sans bulles. Quand il pleuvait, tout le monde était trempé… Tout cela est terminé. Si vous allez dans les stades, aujourd’hui, il y a des espaces réservés, vitrés, où les privilégiés s’isolent du reste du monde. Ce n’est plus le même mélange des classes. Ce n’est plus la même queue pour les toilettes. Quand il pleut, certains ne sont pas mouillés. De plus en plus, ajoute-t-il, les gens fortunés et les gens modestes vivent des vies séparées, vont à l’école et font leurs courses sans se croiser.

Extrait d’un article de Maxime Robin dans Le Monde diplomatique de septembre 2015.

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