Déchets et progrès

En 1932, en pleine débâcle économique, un génie du nom de Bernard London croit avoir trouvé le remède à la Grande Dépression. Il sort une brochure pour annoncer la bonne nouvelle : si la population souffre d’une crise de surproduction, il n’y a qu’à accélérer la dilapidation des marchandises et tout ira mieux. Pour que les consommateurs changent plus rapidement de voiture, de maison, de vêtements ou de radio, le gouvernement fixerait une durée de vie à tous les produits. – « Une fois leur temps accompli, ils devraient être mis à la décharge et remplacés par une nouvelle marchandise. » Ainsi les usines tourneraient à plein régime, « les rouages de l’industrie seraient en permanence graissés, tandis que l’emploi des masses serait régulé et assuré ».

Quel drôle d’énergumène… on n’en est pas encore là. heureusement ! Quoique. Quand l’État distribue des primes à la casse pour détruire des automobiles et en racheter des neuves, quand l’ordinateur affiche un message nous demandant de le remplacer pour cause d’obsolescence, quand la collecte de vêtements sature face à l’ampleur de la « mode rapide », il y a de quoi faire des rapprochements.

L’équation est simple : une production en croissance perpétuelle exige de jeter toujours plus de marchandises. La publicité s’efforce de stimuler cet engloutissement : « Nous ne pouvons nous développer qu’en société de surconsommation, revendique Jacques Séguéla. Ce superflu est le nécessaire du système. Sans surchauffe la machine se grippe ». Renouveler sans cesse des objets éphémères, détruire pour produire, telle est bien l’absurdité à laquelle nous condamne la Machine : « la production est une production de déchets », notait le philosophe Günther Anders dans un texte de 1958.

Résultat : le monde croule sous les ordures imputrescibles de l’industrie. Le développement de la société de consommation a pour corollaire l’explosion de la quantité d’emballages, de carcasses de voitures, d’électroménager, de pneus, de plastique, de textiles, de produits chimiques, électroniques, toxiques. « Les déchets solides, détritus, ordures ménagères et déchets urbains s’amoncellent à l’entour des agglomérations, souillent rivages et forêts les plus reculés », déploraient en 1970 les technocrates ayant mis en place la politique de l’environnement4. Et ceux-ci constataient que le dépotoir s’agrandissait « en proportion de l’accroissement du revenu moyen et du niveau de consommation des populations ».

Les rebuts de l’abondance ont nécessité un traitement toujours plus lourd et coûteux pour être mis en décharge en périphérie, exportés, incinérés, triés… Ils sont aussi considérés comme un gisement d’énergie et de matière à « valoriser ». Production de méthane, de chaleur et d’électricité, récupération de verre, de métaux, de papier ou de granulés de plastique… Les promoteurs les plus exaltés de l’économie circulaire croient à « un monde d’abondance, sans limites, ni pollution », où la notion même de déchet disparaîtrait : les matières seraient intégralement réutilisées dans « un circuit industriel fermé ». La société technicienne deviendrait tellement efficace qu’elle ne gaspillerait plus rien et fonctionnerait en boucle, dans un mouvement perpétuel. Dans ce monde idéal, les nouveaux alchimistes envisagent même « de capturer les émissions de C02 et de méthane à la sortie des usines et de les transformer en plastiques recyclables ou compostables » !

Revenons sur Terre. Le père de la décroissance Nicholas Georgescu-Roegen nous a enseigné que l’activité économique absorbait de la matière et de l’énergie et produisait inévitablement des déchets. La croissance du PIB entraîne la croissance des ordures : « nous ne pouvons produire des réfrigérateurs, des automobiles ou des avions à réaction « meilleurs et plus grands » sans produire aussi des déchets « meilleurs et plus grands », écrivait- il dans son ouvrage de référence La Décroissance. Entropie, écologie, économie.
L’Ademe ne dit pas autre chose quand elle reconnaît que la production de déchets reste « fortement corrélée à l’activité économique : aucun « découplage » n’est observable » – n’en déplaisent aux illusionnistes du développement durable, de l’économie circulaire et du recyclage intégral.

Les déchets proliférants révèlent l’envers du Progrès. Si nous voulons réduire l’énorme tas d’ordures, nous savons donc ce qu’il nous reste à faire : engager la décroissance ! En méditant cette sentence de l’écrivain Georges Duhamel : « Chaque civilisation a les ordures qu’elle mérite ».

Pierre Thiesset

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *