Agriculture, la fuite en avant productiviste

Pour réaliser l’objectif de « souveraineté alimentaire », la loi d’orientation agricole affirme « le caractère d’intérêt général majeur de la protection, de la valorisation et du développement de l’agriculture et de la pêche », vus comme essentiels à la croissance économique. Comme si l’agriculture et la pêche étaient des industries comme les autres, alors qu’il en va de la survie directe des êtres humains et de la nature…
Quant à la notion de « caractère d’intérêt général majeur », que signifie-t-elle ? Lors de son désopilant discours du 11 mai 2023 sur l’accélération de la « reconquête industrielle », Emmanuel Macron ne définissait en rien les « projets majeurs d’intérêt national ». Il lui suffisait de les invoquer pour justifier la simplification des procédures et appeler à une « pause réglementaire ». Si l’Europe veut soutenir la concurrence de la Chine et des États-Unis et bien figurer dans la guerre économique, il faut éviter les recours « abusifs » des écologistes contre l’industrialisation, et alléger les contraintes environnementales. Ainsi pourra-t-on « accélérer » (le mot a été prononcé plus d’une cinquantaine de fois dans ce discours). Pour faire quoi ? Pour aller où ? On n’en sait trop rien. Il faut foncer, même si c’est droit dans le mur…

Mais bien sûr, cette « hyper accélération » sera verte : la loi d’orientation agricole affiche l’objectif d’atteindre 21 % des surfaces cultivées en bio d’ici 2030 et de diminuer l’usage des pesticides, en soutenant « la recherche en faveur de solutions « économiquement viables et techniquement efficaces ». A défaut, il sera interdit « d’interdire les usages de produits phytopharmaceutiques autorisés par l’Union européenne ».
Sachant que celle-ci a reculé sur les pesticides, les marchands de poisons – notamment les quatre géants de l’agrochimie, Bayer-Monsanto, Corteva (ex-DuPont-Dow), BASF et Syngenta – peuvent dormir tranquilles. Les politiques ne sont pas prêts à remettre en cause, ne serait-ce qu’un tant soit peu, les intérêts des grandes firmes.

Un nouvel exemple en est donné par la proposition de loi Duplomb, qui propose d’alléger les contraintes de mise sur le marché de nombreux pesticides et de créer un comité ayant le pouvoir décisionnaire, composé majoritairement des syndicats agricoles dominants et de représentants des industries agrochimiques et agro-alimentaires. Ce comité aurait aussi le pouvoir de passer au-delà des décisions de l’ANSES (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail). Le directeur de cette agence a même menacé de démissionner si cette loi passait. Celle-ci n’a même pas été discutée à l’Assemblée nationale, à cause d’une manœuvre dilatoire de la droite, des macronistes au Rassemblement national. Alors qu’il s’agit de la santé des écosystèmes et de celle de l’humanité dans son ensemble. La majorité des eaux est gravement polluée en France, de même pour les sols, et les pouvoirs publics ne font rien pour protéger la population de cette intoxication à l’agrochimie.

Tout cela, alors que les membres de la FNSEA et de la CR déversent des tonnes de fumier devant les préfectures, voire y mettent le feu (comme à Lorient, Agen, Montauban durant les émeutes de l’hiver 2024) ; que des paysans qui tentent de sortir du productivisme à tout crin promu par les syndicats majoritaires sont attaqués et menacés, ainsi que des journalistes enquêtant sur le système agro-industriel, notamment en Bretagne.

Pourtant, ce n’est pas contre ces intimidations que l’État a sorti l’artillerie lourde, mais contre des militants écologistes, qualifiés par Gérald Darmanin d’ « écoterroristes ». Tout un arsenal répressif a été voté ces dernières années pour lutter contre le « péril vert ». Une circulaire du 9 novembre 2022 émanant d’Eric Dupond-Moretti, garde des Sceaux d’alors, demande aux présidents de tribunaux de réprimer les « contestations de projets d’aménagement du territoire ». La cellule de gendarmes Déméter traque les opposants au système agro-industriel dans les campagnes. En septembre 2024, le Sénat suggérait de rogner sur les prérogatives des agents de l’OFB (Office français de la biodiversité), chargés de faire respecter le droit de l’environnement. François Bayrou les accuse d ‘ « humilier les agriculteurs », pendant que Laurent Wauquiez et Eric Ciotti en appellent carrément à la dissolution de l’OFB, dont les bureaux départementaux sont régulièrement saccagés.

Même un membre du Conseil économique, social et environnemental (CESE), pourtant pas une dangereuse clique de révolutionnaires, souligne « l’impuissance des pouvoirs publics face au lobby agricole productiviste », en pointant du doigt la soumission du gouvernement à la FNSEA, c’est-à-dire « l’organisation qui, dans le domaine de la politique agricole, détient le pouvoir réel ». Voilà, c’est dit.

Extrait d’un article d’Hélène Tordjman dans le journal La Décroissance de juillet 2025.

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