Les 20 pour cent qui soutiennent les 1 pour cent

L’indécence de leur train de vie et de leurs justifications finit par faire des ultra-riches une cible idéale. Raison pour laquelle ils sont régulièrement tombés, ces dernières années, dans le collimateur des mouvements sociaux. Le slogan « Eat the rich » a par exemple refait surface à l’occasion de la mobilisation en France contre la réforme des retraites, tandis qu’en 2011 naissait le mouvement Occupy Wall Street. « ce que nous avons en commun, c’est d’être les 99 % qui ne tolèrent plus l’avidité et la corruption des 1 % restants », clamaient les manifestants réunis au Zuccotti Park de New York. Alors que les médias du monde entier s’enthousiasment, peu d’observateurs s’inquiètent de l’entre-soi des manifestants et de la mollesse de leurs revendications, si ce n’est le journaliste Thomas Frank : « En entendant ce charabia pseudo-intellectuel, j’ai compris que les carottes étaient cuites ». Deux mois après leur installation, les campeurs sont évacués et la mobilisation tourne court. Dans un éditorial, l’ex-directeur de la rédaction du Monde diplomatique revient sur la maladie infantile du mouvement : « Quand, à défaut d’être soi-même milliardaire, on appartient à la catégorie des privilégiés, il est réconfortant de s’en extraire en fantasmant qu’on relève du même bloc social que les prolétaires », explique Serge Halimi.

Une critique que formulait également Pierre Bourdieu (La Noblesse d’État), lorsqu’il décrivait une partie des militants de Mai 68 stoppés net dans leur ascension et bercés de prétentions méritocratiques, qui s’inventaient une proximité avec le peuple tout en demeurant avides de « brevets de bourgeoisie ». « Faite de ressentiment converti en indignation éthique contre les « profiteurs » les « margoulins » et les « exploiteurs », la dénonciation ordinaire des « gros », des « magnats de l’industrie et de la finance » des « deux cents familles » [… ] est sujette à succomber à la première occasion à ce qu’elle dénonce parce que, aveugle à sa propre vérité, elle reste dominée, en son principe même, par ce quelle dénonce », écrivait le sociologue. En bref : l’idée d’une union sacrée formée par les 99 % de subalternes a beau être belle sur le papier, elle ignore l’épaisseur des mondes sociaux, occulte les antagonismes de ceux qui les composent et fait le nid de toutes les trahisons. Autant de raisons qui la vouent à l’échec.

 

Comment, alors, se représenter un front social susceptible de mettre en déroute les riches et leur monde ? D’abord, en élargissant l’assiette : l’essayiste Jean-Laurent Cassely suggère de s’intéresser aux 20 % de l’élite éduquée, « qui fournit un modèle socio-culturel bien plus désirable et puissant que celui, à la limite de la vulgarité, des fortunés du 1 % ». Les sociologues Stefano Palombarini et Bruno Amable parlent, quant à eux, d’un « bloc bourgeois » pour désigner cette frange de la société réunie autour de la défense des classes privilégiées, de l’intégration européenne et de la « modernisation néolibérale », qu’Emmanuel Macron a su coaliser pour se faire élire en 2017. Formulé autrement, les ultra-riches ne pourraient bien longtemps défendre leurs positions, préserver leur patrimoine et perpétuer leurs profits sans toute une garde prétorienne disposée à servir leurs intérêts. Nommer cette classe nous oblige alors à descendre dans un dédale descriptif – élite culturelle, bourgeoisie capitaliste, classes dominantes -, mais au moins ne cède-t-on pas au poncif des « 99 % ». En attendant, on peut tout de même se laisser aller à savourer la traque des jets privés de Bernard, l’organisation d’un lancer d’œufs pourris sur le super-yacht de Jeff, ou le vent de panique qui court épisodiquement chez les « pisse-copie de l’épiscopat » du Point, de L’Express, du Figaro ou de Valeurs actuelles, chaque fois que l’ultra-richesse est dénoncée.

Extrait d’un article de Clément Quintard dans Socialter d’avril 2023.

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