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Darwinisme versus darwinisme social et eugénisme
Selon Patrick Tort, « rien de ce qui concerne le darwinisme ne saurait s’énoncer dans l’indifférence » à propos du contresens sur la théorie de l’évo1ution de Darwin : « Parce que Darwin est l’auteur de la théorie de l’évolution des espèces vivantes à travers le mécanisme de la sélection naturelle – impliquant la défaite des moins adaptés dans la lutte pour l’existence au sein d’un milieu déterminé – on l’a inlassablement déclaré responsable des pires « applications » de ce schéma, apparemment simple et systématisable, aux sociétés humaines : défense de la « loi du plus fort » et de ses conséquences, « darwinisme social », néo-malthusianisme, eugénisme, racisme, colonialisme brutal, ethnocide ou domination esclavagiste – sexisme enfin ».
Confronté aux églises, Darwin n’étend sa théorie aux humains et à la société qu’en 1871, dans son ouvrage La descendance de l’Homme, douze ans après la publication de De l’origine des espèces. Entre-temps ont été élaborées des interprétations de sa théorie qui auront des répercussions sociales et historiques dramatiques, le spencerisme ainsi que l’eugénisme, fondé par un contemporain de Darwin, son cousin Francis Galton.
Le darwinisme social, tel qu’entendu aujourd’hui, n’est qu’un pseudo darwinisme social, une idéologie dont le soubassement est le malthusianisme, doctrine développée par Thomas Malthus dans son Essai sur le principe de population paru en 1798. Cette théorie postule que la population tendant à croître plus rapidement que les ressources disponibles, des « obstacles naturels » (famines, mortalité infantile, épidémies…) rétablissent un équilibre entre populations et moyens de subsistance. Accorder des aides financières aux pauvres – les « poor laws » – serait dès lors dangereux à terme pour la société. En effet, si les lois de la population sont les lois de la nature, toute aide accordée aux défavorisé-es ne peut qu’encourager les pauvres à « proliférer » au détriment de l’équilibre social. En clair, « les lois inévitables de la nature humaine condamnent certains individus à vivre dans le besoin », ainsi la vie est une « loterie », tant pis pour celles/ceux qui ont « tiré le zéro », il ne sert à rien de les assister, seules issues : le travail, l’abnégation, la vertu, l’épargne… Cette doctrine moraliste réactionnaire sera largement relayée notamment par les prêtres anglicans de l’époque. Darwin a certes lu Malthus, lecture ayant participé à sa réflexion, mais il n’en a jamais validé ses conclusions politiques.
Le darwinisme social est un spencerisme
Cette conception malthusienne d’une société inégalitaire mais en équilibre, statique, ne permettait pas un évolutionnisme qui plaquerait les lois économiques et sociales sur les lois de la nature. Après Malthus, il appartiendra à Spencer de concevoir un « évolutionnisme » qui associe sélection naturelle et compétition économique sans entrave permettant la « survivance du plus apte », la hiérarchie sociale étant ainsi une projection directe de la hiérarchie naturelle.
L’évolutionnisme spencerien rencontra un fort succès aux États-Unis à la fin du dix-neuvième siècle. Il est conçu comme une doctrine de progrès, moderne, qui permet de suppléer la crédibilité faiblissante de l’éthique protestante pour légitimer le laisser-faire capitaliste, en faisant appel à la « science ». Se noue ainsi une « affinité élective » entre lutte pour la vie et libre concurrence, survivance des mieux adaptés et victoire économique des plus capables, élimination naturelle des inadaptés et élimination sociale des pauvres, inégalité naturelle et hiérarchie sociale, intangibilité des lois de la nature et des lois « naturelles » de l’économie, perfectionnement de l’espèce et progrès social grâce à la sélection économique.
Marx et Engels après avoir lu et commenté positivement L’origine des espèces se sont ensuite rangés du côté de la critique du darwinisme social, mais sans prendre appui sur Darwin lui-même. Ce dernier étant considéré par eux comme le fondateur de la théorie des sélections sociales, contribuant ainsi à légitimer l’annexion du darwinisme par une théorie sociale inégalitaire.
Bien sûr l’idéologie libérale capitaliste ne revendique pas aujourd’hui la référence au darwinisme social/spencerisme, pour autant elle y puise largement.
Extrait d’un article paru dans le mensuel Alternative Libertaire de juillet 2020.